Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/135

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les livres étrangers. Nathalie, l’épouse du tsar et la mère de Pierre, quitte la première le voile et se hasarde dans la société des hommes. Alexis Michaïlovitch a l’esprit ouvert, il appelle à lui des marchands d’Occident, des chanteurs d’Italie, des diplomates. Il passe dans ce ciel du Nord des clartés vagues, une aurore qui annonce le grand jour de la transformation. Il en devait être ainsi ; les phénomènes de l’histoire, comme ceux de la nature, sont régis par la grande loi de l’évolution; ils n’admettent pas les chutes subites du passé dans l’avenir, les brusques miracles; c’eût été miracle si un Pierre le Grand fût apparu sans préparation. Est-ce à dire, comme l’ont avancé certains érudits russes, dans un courant de réaction très marquée contre l’œuvre de Pierre, que le grand tsar n’ait été qu’un continuateur, et son père le véritable initiateur de la réforme? Nous croyons que les savantes recherches dont le règne d’Alexis Michaïlovitch a été l’objet ont quelque peu exagéré la valeur de ce règne. Le tsar Alexis nous représente assez bien un de ces souverains orientaux, curieux de choses nouvelles, amusés plutôt qu’instruits par les merveilles de la civilisation, qui ont plus d’une fois de nos jours fait prendre le change à la crédule Europe. L’Europe s’émerveille, applaudit aux réformes et s’apprête à traiter de pair avec le barbare si rapidement assimilé; l’observateur prudent qui passe derrière le décor s’aperçoit que le barbare a pris de la civilisation juste ce qu’il fallait pour emplir un théâtre et amuser son ennui. — Avec plus de bonne foi sans doute, Alexis Michaïlovitch n’obtint pas des résultats mieux assurés : il ne sortit pas d’Asie. Tout se réduisit à quelques plaisirs de cour moins grossiers, à une extension des relations commerciales, à un travail dans les idées religieuses qui n’avait rien à démêler avec le progrès occidental. Le poids d’ignorance était trop lourd à soulever pour les hommes de cette génération; l’honneur de l’effort doit être rendu à Pierre le Grand.

C’est dans ce milieu qu’il naît, à un moment de crise politique et de confusion. A dix ans, on le place conjointement avec son frère aîné, l’imbécile et maladif Ivan, sur ce célèbre trône à deux sièges qu’on voit encore au Musée des Armes. Une sœur plus âgée y tient les deux enfans en lisière, intrigue et gouverne sous leur nom. L’éducation du petit prince est pire encore que celle de ses pareils; il grandit dans la rue de Moscou, mêlé aux polissons de son âge, livré à toutes les influences perverses, à l’ignorance, à la débauche précoce. Soudain une lumière se fait, comme une révélation, dans les ténèbres de cette petite âme; elle devine qu’à la place de ce qui est, il faut mettre autre chose qu’elle pressent et qu’elle ignore. Dès lors cet esprit s’agite d’un effort obscur et