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d’angoisse commun à tous les fils de la plaine russe en pareil cas, il écrira à sa femme : « C’est une vraie prison que ce lieu, il est situé entre de telles montagnes qu’on n’y voit pas le soleil. » — Il ignore la mesure dans le plaisir comme dans le travail; il passe de la vie frugale de l’ouvrier et du soldat à ces orgies de Péterhof, où l’on viciait des brocs d’eau-de-vie comme à la cour d’un roi nègre d’Afrique : législateur ou débauché, il nous apparaît de même, un monstre au sens antique du mot, assemblage de vertus et de défauts extrêmes, les unes et les autres si en dehors de l’humanité moyenne, que celle-ci récuse également de tels défauts et de telles vertus. Pierre ne supporte guère la contradiction, parce qu’il ne croit pas à l’impossible ; malade, il rosse ses médecins en les traitant d’ânes; généreux et bon d’ailleurs pour qui ne contrarie pas son œuvre sacrée. Deux qualités maîtresses commandent dans son âme : l’activité et la sincérité. Elles sont nées du contraste des deux vices nationaux qui l’irritèrent le plus : la paresse, naturelle au tempérament de son peuple; le mensonge, fruit des habitudes serviles contractées sous le joug tatare. Simple et sans faste, bien qu’élevé dans un cérémonial byzantin, il n’aime pas le pouvoir pour lui-même : il se refuse longtemps à l’exercer avant de s’en être rendu digne, il le délègue sans marchander aux ministres qu’il croit plus habiles que lui. Aucune des petitesses du despote, aucune jalousie, aucune crainte de voir sa part de gloire diminuée par le mérite d’autrui. Bien au contraire, sa vie se passe à chercher des hommes; il les prend partout, les élève, les supplie d’agir pour lui, sans lui, à leur guise; il écrit à Menchikof : « Je ne peux donner des ukases pour tout : voyez et décidez par vous même. » — Il s’est fait de la patrie future un idéal grandiose, auquel tout doit être sacrifié, lui d’abord, les autres ensuite ; tout ce qui sert cet idéal est bien, tout ce qui le menace est condamné; c’est la seule règle morale de Pierre. Il châtie parce qu’il aime, il broie beaucoup d’hommes en cherchant le bonheur de tous ; et dans cet instinct du sacrifice, il pense si peu à lui, que ce justicier cruel trouvera la mort en sauvant d’obscurs matelots de Finlande qui se noient devant sa porte.

On comprendra maintenant ce qu’un tel homme dut être dans les relations de famille. Comme tous les fondateurs, il eût pu dire, lui aussi : « Mes frères et mes sœurs sont ceux qui font la volonté d’en haut. » — Il ouvrit son cœur à ceux qui comprirent et aimèrent son œuvre ; ceux qui la méconnurent et l’entravèrent, si proches fussent-ils par les liens du sang, lui parurent des ennemis d’autant plus dangereux qu’ils étaient plus intimes. Après la révolte des strélitz, ses sœurs vont rejoindre au couvent des Vierges de Moscou