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capitale. On lui fit un accueil pompeux ; les grands officiers de la couronne vinrent à sa rencontre sur le fleuve : elle traversa la Neva dans une barque tendue de pourpre et de drap d’or. La tsarine lui offrit, suivant le vieil usage, un plat de vermeil empli de perles. Charlotte eût préféré sans doute trouver un époux absent. Alexis était en mission au Ladoga, il ne revint qu’à la fin de l’été. Fatigué des travaux et des courses auxquels son père l’avait condamné depuis un an, heureux de jouir enfin d’un repos qui était sa seule ambition, le tsarévitch fêta la bienvenue de sa femme par une cordialité de rapports inattendue. Il suffit de ce pâle rayon pour réchauffer une âme transie, préparée à toutes les souffrances; pendant une heure elle croit à l’avenir, du droit de ses dix-neuf ans; elle court aux extrêmes de l’illusion. « Je l’aime à la fureur, » écrit-elle alors à sa mère, et elle se loue par surcroît de toute sa nouvelle famille. Une joie plus sûre lui venait bientôt, elle sentait approcher cette grande justice que le ciel fait aux malheureuses, la maternité. Ce fut la seule espérance qui ne mentit pas. Après quelques semaines, Alexis retombait dans sa sauvagerie d’humeur et ses grossières débauches. Ce triste jeune homme, effrayé de tout ce qu’il pressentait de sombre dans sa vie, cherchait l’oubli brutal, continu, que la boisson donne à l’homme du Nord. Il s’y abandonne tout entier, passe ses nuits à festoyer avec les seigneurs de son âge, ne rentre que pour terrifier sa femme par des scènes de violence. Écoutons la déposition que son valet de chambre fit plus tard : elle peint bien l’existence du prince, ses aspirations secrètes, la destinée de son épouse.

« Le tsarévitch avait été prié dans une maison ; il rentra chez lui ivre et passa chez la princesse héritière; de là il revint dans son appartement, m’y appela et commença à parler avec animation. — « C’est Golovkine (le grand chancelier) et ses fils qui m’ont enchaîné à cette diablesse de femme; chaque fois que je vais chez elle, elle se met en colère et refuse de s’entretenir avec moi; que je meure si Golovkine ne me le paie pas ! Quant à son fils Alexandre et à Troubetzkoï, qui ont écrit à mon père pour conseiller ce mariage, je planterai leur tête sur des pals. » — Je lui dis alors : « Seigneur tsarévitch, tu es hors de toi; si on t’entendait, on rapporterait tes paroles à ces boïars; ils s’en affligeraient, et ni eux ni d’autres ne viendraient plus chez toi. » — Sur quoi il s’écria : « Je crache sur eux et je fais plus de cas de la populace; quand le temps viendra où je n’aurai plus de père, je soufflerai un mot aux évêques, les évêques le rediront aux prêtres, les prêtres à leurs paroissiens : qu’ils le veuillent ou non, alors on me fera souverain. » Je me tus. — « Pourquoi es-tu muet? » ajouta-t-il, et il me regarda longtemps