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bien des misères, même de celles qu’on aurait le moins attendues pour la belle-fille du tsar. Sa pension n’est pas payée; elle est réduite aux expédiens pour vivre. Elle ne peut obéir aux ordres de son beau-père, quand il lui écrit de suivre à Elbing les réserves de son armée, faute d’avoir un carrosse et des chevaux. Sa cour allemande, aigrie par la gêne, s’agite et intrigue ; tous les milieux d’exilés se ressemblent : ceux-ci n’ont déjà d’autre distraction que les brigues de rang, les sourdes calomnies. Un jeune chambellan est élevé en grade : les propos perfides circulent aussitôt parmi les envieux. Charlotte tremble que ces contes de laquais ne parviennent jusqu’au tsarévitch et ne suscitent des tragédies barbares. Elle aime son époux, sans illusion d’ailleurs, et par devoir; durant les quelques jours qu’il a vécus près d’elle à Thorn, il a passé ses nuits à boire. Que de douloureuses épreuves pour une enfant de dix-sept ans, seule, sans conseils, sans secours, entourée de courtisans égoïstes et avides, ne sachant comment parer aux dangers, faisant preuve d’esprit, de prudence et de raison pourtant! Ses lettres à sa mère peignent bien l’état de la pauvre âme. D’Elbing où avril la trouve, son premier avril d’épouse, elle écrit ainsi: « Il n’y a pas de doute que ce monde est plein de tristesse et que la destinée me garde de plus grandes douleurs dans l’avenir. Depuis ma tendre enfance, je ne sais pas ce que c’est qu’un vrai contentement. Si quelque joie me vient d’aventure, elle est bien vite pervertie. Je suis épouvantée en considérant ce qui m’attend, et mon chagrin me vient d’une personne trop chère pour que la plainte me soit permise. Tous les exemples que j’ai sous les yeux, de quelque condition de la vie que je les prenne, m’instruisent qu’il n’y a pas à lutter contre la destinée, car chacun souffre tant qu’il demeure dans ce triste monde. » Six mois plus tard, les aveux sont moins retenus, les situations mieux précisées : « Je suis mariée à un homme qui ne m’a jamais aimée, qui m’aime moins que jamais : pourtant je lui suis attachée parce que c’est mon devoir. Le tsar est bon pour moi, sa femme aussi en apparence, mais sous main elle me hait. Ma situation est terrible. »

Les troupes russes évacuent Elbing : Charlotte reçoit de son beau-père l’ordre de les suivre à Riga. Avant de s’enfoncer plus avant et pour toujours en Russie, la pauvre Allemande, prise d’un accès de nostalgie, s’enfuit à Wolfenbuttel et y passe l’hiver de 1712-1713. Au printemps, le tsar accourt du Hanovre, relance brusquement sa belle-fille, lui donne quelques milliers de florins pour ses équipages, et la voilà en route pour Pétersbourg. — « Ma petite fille quitte l’Europe, » écrit naïvement le vieux duc Antoine à Leibniz. La princesse arriva au mois de juin 1713 dans sa future