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désirait se présenter au comte, suivant l’habitude de tous les voyageurs de distinction, qu’il ne pouvait le faire qu’en grand secret et sans être vu de personne ; qu’à cet effet, il était descendu depuis la veille à l’auberge voisine et avait attendu la nuit. Le chancelier voulut aussitôt s’habiller pour se rendre chez le prince, mais l’impétueux ambassadeur, qui n’était autre que le frère d’Euphrosine, s’écria que son maître était déjà là, dans le vestibule, attendant d’être annoncé. Le comte l’envoya prier par son officier et courut reprendre ses vêtemens ; avant qu’il eût achevé sa toilette, le tsarévitch entra brusquement dans le cabinet.

Le digne Schœnborn croyait rêver ; jamais, de mémoire de diplomate, un fils de roi n’avait surpris un conseiller aulique dans ce costume et à cette heure. Le vieux chancelier n’était pas au bout de ses étonnemens et des offenses à l’étiquette autrichienne. Aussitôt resté seul avec lui, le visiteur se mit à arpenter la chambre en donnant tous les signes de l’épouvante et d’un grand trouble moral. « Je suis venu, dit-il, prier l’empereur mon beau-frère de me protéger, de sauver ma vie. On veut me tuer, on veut me priver du trône, moi et mes pauvres enfans ! Je ne suis nullement coupable envers mon père ! Je suis un homme faible, mais c’est Menchikof qui a détruit ma santé par la boisson. Mon père dit que je ne vaux rien, ni pour la guerre ni pour le gouvernement ; mais j’ai toujours bien assez d’esprit pour régner ! On veut me jeter dans un couvent : je ne veux pas aller au couvent ! L’empereur doit me sauver ! qu’on me mène chez l’empereur ! » Et ce disant, il s’affaissa sur une chaise, hors de lui, en demandant de la bière ; on lui apporta un verre de vin.

Schœnborn, lui aussi, avait peine à rassembler ses idées ; il se refusa d’abord à croire que son interlocuteur fût le tsarévitch ; puis, en examinant le personnage, il dut s’avouer que son extérieur répondait au signalement du prince russe. Il s’efforça de le calmer, lui répétant qu’on n’avait jamais ouï rien de pareil, qu’un père ne pouvait nourrir d’aussi noirs desseins contre son fils, que d’ailleurs il était en parfaite sûreté à Vienne. Les consolations du langage diplomatique ne parvinrent pas à refroidir cet agité, qui répétait avec emportement : « Qu’on me mène chez l’empereur ! » Le chancelier représenta qu’on n’arrivait pas ainsi jusqu’à l’empereur, que c’était chose impossible à cette heure indue, et il engagea le tsarévitch à lui raconter en détail son histoire. Alexis se répandit longuement en récriminations contre son père, contre l’impératrice Catherine, contre Menchikof, assurant toujours qu’on voulait sa mort et qu’on l’avait abruti à dessein par l’ivresse. Schœnborn, après avoir écouté attentivement son récit, le sermonna de son