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Il faut reconnaître que l’événement a trompé tous ces calculs. Le ministère a déconcerté l’attente de ses amis; il n’a point pris au dépourvu des adversaires qui avaient cru que les élections auraient lieu six mois plus tôt, qui s’étaient préparés en conséquence, et dont la vigilance ne s’était pas un seul instant démentie. Aucun des hommes importans de l’opposition n’avait songé à s’éloigner de l’Angleterre pendant l’hiver; aucun n’avait suspendu les préparatifs d’une lutte qu’il savait inévitable et dont l’issue était incertaine.

Les chefs de l’opposition ont accepté la lutte sur le terrain où se plaçait lord Beaconsfield. Leur premier soin a été de rassurer les intérêts commerciaux en protestant contre la crainte qu’un changement de ministère n’entraînât un changement dans la direction de la politique extérieure. Lord Granville, en sa qualité de ministre des affaires étrangères dans le dernier cabinet libéral, a pris l’initiative de ces déclarations nécessaires. Dérogeant à l’usage qui interdit aux lords d’intervenir de leur personne dans les élections pour la chambre des communes, et sous prétexte d’inaugurer un club libéral à Hanley, il a prononcé une longue apologie de la politique extérieure de son parti et protesté qu’il ne pouvait être question de sacrifier à une doctrine abstraite ni l’honneur ni les intérêts de l’Angleterre. Ses anciens collègues l’ont suivi dans cette voie. A l’exception de M. Gladstone et de M. Bright, qui ont continué à reprocher au ministère d’avoir sauvé l’existence de l’empire turc, les autres chefs de l’opposition ne se sont point fait scrupule de retirer ou d’atténuer avec plus ou moins de franchise et de dextérité les critiques qu’ils avaient adressées à la politique ministérielle. Lord Hartington, qui n’a pas prononcé moins de dix ou douze discours pendant la période électorale, a commencé par soutenir que l’opposition avait différé avec le ministère sur le choix des moyens, mais qu’elle était d’accord avec lui sur le but à poursuivre. « Le gouvernement, disait le noble lord aux électeurs du North-East Lancashire, le 1er avril, prétend qu’il s’est surtout proposé de maintenir l’honneur du pays, d’accroître l’influence de l’Angleterre et de protéger les intérêts anglais. Eh bien, c’est là aussi ce que nous nous proposons. » Cette prétendue identité de vues était assez difficile à concilier avec le langage que le chef de l’opposition avait tenu pendant la session de 1879, et avec les intentions qu’il avait attribuées au gouvernement; mais lord Hartington ne s’en est pas tenu là : à mesure que la lutte électorale s’est prolongée et que les chances de succès se sont accrues pour les libéraux, le chef de l’opposition a pris un ton plus affirmatif. Ce ne sont plus seulement les intentions du ministère qui ont été mises hors de cause ; ce sont les résultats obtenus par lui qui ont été déclarés inattaquables; ce sont les engagemens qu’il a consentis qui, de périlleux et d’insensés