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immenses que la Russie a rendus à la Prusse en 1870; il étonne ses lecteurs par son ingratitude. C’est une vérité notoire et publique que si la France au début de la guerre n’a pas trouvé d’alliés, la Russie en fut la cause par la pression qu’elle exerça sur le Danemarck et par l’attitude comminatoire qu’elle prit à l’égard de l’Autriche. Il n’est pas moins certain qu’à l’heure des catastrophes, ce fut elle qui traversa tous les plans d’intervention collective, destinée à modérer les exigences des vainqueurs; ce fut elle qui voulut que les deux belligérans vidassent leur querelle en champ clos et qui s’appliqua, comme on l’a dit, à organiser « l’impuissance en Europe. » L’empereur Guillaume a été beaucoup moins ingrat que l’anonyme, qui n’a eu garde de citer le fameux télégramme que le vieux souverain adressa de Versailles à son neveu le 21 février 1871 et dont l’Europe s’étonna : « Jamais la Prusse n’oubliera que c’est à vous qu’elle doit que la guerre n’ait pas pris des proportions extrêmes. Que Dieu vous en bénisse ! »

En revanche, il faut donner toute raison à l’anonyme, quand il avance que pendant la guerre franco-allemande, la politique du gouvernement russe s’est mise en opposition manifeste avec l’opinion publique, avec le vœu national. Il se trouve que les nations ont quelquefois un sentiment plus net et plus vif de leurs vrais intérêts que les hommes d’état qui les conduisent ; leurs instincts et les inquiétudes qui les travaillent sont souvent de sages conseillers, elles éprouvent des répugnances mystérieuses, comme un avertissement intérieur; il semble qu’elles lisent au livre des destinées. Tout le monde en Russie souhaitait comme le prince Gortchakof qu’on profitât de l’occasion pour imposer à l’Europe la révision du traité de Paris; mais on pensait pouvoir obtenir cet avantage en jouant le rôle d’arbitre, de modérateur, et sans aider la Prusse à s’affranchir de tout contrôle, sans dépasser la mesure des complaisances. On songeait aux dangers à venir, à l’inconvénient d’avoir un voisin trop puissant ; on jugeait que travailler bénévolement à la fortune de ses amis, c’est les mettre en état de ne plus compter avec vous. — « Il faut rendre cette justice à la plupart des Russes d’alors, a dit M. Klaczko, qu’ils avaient le sentiment vrai de la situation et aspiraient à un rôle aussi légitime qu’honorable. Ils voulaient obtenir une satisfaction d’amour-propre, mais ils ne demandaient pas à lui sacrifier la France et les intérêts généraux du continent; la petite question n’était à leurs yeux que le corollaire de la grande. »

Dans quelques pages qui ne sont pas les moins intéressantes de son livre, l’anonyme a dépouillé le registre de la presse russe, il a fait le relevé des principaux articles publiés pendant l’année fatale. Il a montré que, dès le commencement de la guerre, les plus importans journaux de Moscou et de Saint-Pétersbourg, à l’exception d’un seul, ont arboré les couleurs françaises et que jusqu’au bout ils sont demeurés fidèles