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perdu les yeux à force de pleurer, était un modèle de patience. L’abbesse Géva, toujours entourée de jeunes demoiselles nobles dont elle faisait l’éducation, était dans les meilleurs termes avec l’ordre de Saint-Dominique[1]. Tout cela formait une sorte de coterie dévote, où régnait beaucoup de cordialité.

Pierre en était en quelque sorte l’âme. Ces pieuses dames aimaient à l’entendre discuter les questions les plus ardues de la théologie, commenter les cantiques pieux, expliquer par les cercles de Ptolémée l’hymne qu’on chante à l’office des vierges : Post te canentes cursitant. Géva n’avait jamais assisté à une argumentation théologique. Elle voulut un jour que Pierre et son compagnon italien, frère Aldobrandini, discutassent la question : « Jésus a-t-il plus donné à saint Pierre, en lui confiant son église, qu’à saint Jean, en lui confiant sa mère? » Aldobrandini, qui était du patrimoine de saint Pierre, plaida pour Pierre ; le Suédois plaida pour Jean. Les frères mineurs, comme on devait s’y attendre, décriaient fort cette petite société, où ils n’étaient pas admis. Ils ne s’interdisaient même pas les calomnies, et leur mauvaise humeur contre Christine s’exprimait de toutes les manières. Celle-ci, sans avoir jamais appartenu, même comme tertiaire, à l’ordre de Saint-Dominique, était néanmoins affiliée à l’ordre par des lettres de confraternité; elle y avait ses confesseurs, ses confidens ; elle était dès lors virgo devota ordinis Prœdicatorum.

Ces relations, qui firent évidemment le bonheur des âmes simples qui y prirent part, ont fourni à Pierre des tableaux frappans de vérité et qui ne manqueraient pas de charme, si, trop souvent, des détails d’un matérialisme choquant n’interrompaient les effusions d’une spiritualité à laquelle on est parfois tenté de dire ;


Fallit te incautum pietas tua.


L’affection tendre de ces saintes personnes, la naïveté avec laquelle elles avouent le plaisir qu’elles ont à se trouver ensemble et les rares qualités qui les rendent aimables les unes aux autres, les petits cadeaux qu’elles se font, ne rendent que plus pénibles à lire les passages consacrés à des méfaits sataniques, toujours ridicules, et qui montrent chez le bon frère Pierre un manque complet de goût et de tact. On s’étonne qu’une jeune fille aussi accomplie que Christine ait pu trouver dans son imagination ces horribles tableaux. Tantôt c’est un immonde crapaud qu’elle sent monter lentement sous sa robe, qui se réchauffe sur sa poitrine, applique ses hideux

  1. Mater quasi fratrum erat.