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désordres avec Euphrosine, les calomnies dirigées contre un père, la fuite, l’appel aux étrangers ; en peine de quoi le souverain destituait à tout jamais de son héritage ce fils coupable, instituait son second fils Pierre son unique successeur, et proclamait traître et félon quiconque oserait s’opposer à sa volonté et soutenir le tsarévitch déchu. — Pendant trois jours, le peuple fut appelé à prêter serment dans la cathédrale selon la nouvelle formule. Beaucoup se dérobèrent, quelques-uns bravèrent la volonté suprême; un certain Dokoukine, employé révoqué et mécontent, tenant forcené de l’ancien régime, osa remettre au tsar, en pleine église, une protestation contre l’acte qui déshéritait Alexis.


VIII.

Pierre croyait-il à ce moment la raison d’état satisfaite? Nourrissait-il déjà des desseins plus implacables contre son fils? On ne peut que constater l’opinion qui avait cours dans son entourage ; la plupart des boïars, on le verra par leurs dépositions, estimaient que le tsarévitch, en revenant en Russie, courait à une perte certaine; ces hommes de mœurs violentes envisageaient comme une chance toute naturelle quelque sombre aventure, et, ne l’oublions pas, c’était précisément cet état des esprits qui rendait possible une pareille aventure. Loos, ministre de Saxe, écrivait dans son rapport du 17 février ; « Autant que j’ai pu apprendre de bonne main, le sort du tsarévitch sera plus triste que celui-ci ne s’imagine. Il est cependant gai, et ce qui lui fait le plus de peine est d’être séparé de sa belle sans beaucoup d’espérance de la revoir. » Pierre lui-même disait alors à un de ses familiers ces paroles significatives : « Si le feu prend à de la paille, il se répand aussitôt ; mais s’il rencontre dans son chemin du fer et des pierres, il s’éteint de lui-même. »

Les sévérités du tsar se tournèrent d’abord contre les ennemis cachés qui conspiraient avec son fils. Le procès instruit contre eux est resté fameux, dans l’histoire du règne, sous le nom « d’Inquisition de Moscou. » Nous dépasserions notre cadre en dépouillant ici le volumineux dossier conservé aux archives de l’empire et reproduit en grande partie par M. Oustrialof. Bornons-nous à en dégager les traits principaux et les détails les plus caractéristiques; ils feront revivre devant le lecteur un siècle sans pitié : à contempler cet effroyable tableau, on sentira mieux le bienfait de vivre dans des temps plus humains. Jamais peut-être la terreur et le soupçon ne furent érigés à ce degré en moyens de gouvernement, jamais les têtes ne tombèrent plus facilement pour une parole imprudente. Mais si révoltées que puissent être nos âmes à ce spectacle, rappelons-nous