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Chez aucun de ces hommes on ne pouvait saisir un acte patent de révolte ; chez tous on sentait un cœur hostile, acquis au fils rebelle. Pierre le comprenait et son irritation s’exaspérait d’autant. L’histoire nous enseigne que les politiques absolus pardonnent mieux une tentative violente que la désapprobation sourde ; l’ennemi déclaré les trouve parfois pitoyables, l’ennemi soupçonné jamais.

Les résultats de l’enquête aboutissaient au conseil des ministres, constitué en haute cour de justice. Ce conseil, où figuraient seuls les affidés du tsar, prononçait les jugemens, révisés en dernier ressort par Pierre lui-même. Dans la première quinzaine de mars 1718, les interrogatoires des prévenus étant épuisés, la cour rendit une série d’arrêts. Les considérans de ces arrêts retenaient en général cinq chefs d’accusation : la complicité dans la fuite du tsarévitch, les correspondances échangées avec lui ou à son sujet, le désir de la mort du tsar, les propos malveillans tenus contre lui, la non-dénonciation de ces propos pour les moins coupables. Kikine, Gliébof, l’évêque Dosithée furent condamnés à « la mort cruelle; » d’autres, parmi lesquels Athanasief l’économe et un chantre du couvent de Souzdal, à la peine de mort simple. Pour la plupart des familiers d’Alexis, on se contenta des travaux forcés, de la déportation en Sibérie, de l’exil après le châtiment des verges en public. Dolgorouki obtint la vie sauve, grâce aux prières de ses frères, fort aimés du tsar. Troubetzkoï fut fouetté « sans merci » pour avoir donné un jour au tsarévitch une leçon de philosophie en ces termes : « Tu ferais sagement de renoncer à l’héritage de ton père : crois-tu que l’or empêche les larmes de couler? » Bon nombre de gens de Souzdal, boïars, popes, clercs et paysans furent également déportés aux mines ou aux confins de l’empire. Les femmes furent enfermées dans les pénitenciers monastiques de la Mer-Blanche, quelques-unes fouettées publiquement. Abraham Lapouchine, avec plusieurs inculpés, fut dirigé sur les prisons de Pétersbourg, pour y attendre un supplément d’enquête ; la tsarévna Marie Alexéievna traînée de forteresse en forteresse sous la surveillance des soldats ; enfin Eudoxie, la tsarine deux fois déchue, reléguée dans un couvent du Ladoga et confiée à la garde d’une abbesse plus incorruptible.

Pleyer, l’envoyé autrichien dont les rapports sont d’un si précieux secours pour la connaissance de cette époque, assista aux exécutions et en rendit compte à sa cour dans une dépêche datée du 6/18 avril; il la faut traduire ici : l’histoire veut être lue tout entière et ne ménage pas les nerfs délicats.

« Deux jours avant mon départ pour Pétersbourg, les exécutions ont commencé à Moscou. L’officier Stépane Gliébof, terriblement questionné par le fouet, les fers rouges, les coins brûlans, avait été