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qu’elle seule a retenu le fugitif à Naples au moment de l’arrivée de Tolstoï, qu’elle seule l’a décidé à revenir se livrer en Russie.

Mandé aussitôt par son père, le tsarévitch subit une confrontation avec sa maîtresse. Notre terme judiciaire traduit mal l’énergique pression des procès-verbaux russes, qui donne la sensation d’une torture morale pire peut-être que tous les raffinemens de la question : « Ils furent placés l’œil dans l’œil[1] ». Rien n’est aussi pénible, dans tous les pénibles incidens de ce procès, que le moment où ce malheureux, enfermé avec la femme qu’il aimait encore d’une folle passion, s’entend condamner par les lèvres de cette femme, provoqué par elle à s’avouer coupable, et la voit déchirer froidement les derniers voiles qui cachaient aux regards des juges le secret de son âme. Alexis se tut d’abord tristement ; puis, dominé par celle qui avait puissance sur tout son être, ou désespérant de la vie, il commença à avouer l’une après l’autre toutes les charges nouvelles qu’on lui imputait. L’opinion générale rendit Euphrosine responsable de ce dénoûment. L’envoyé Loos écrit alors dans un de ses rapports : « C’est la maîtresse du tsarévitch qui a révélé le secret de ce complot au tsar; le tsarévitch a avoué d’un grand sang-froid, qui selon moi tient un peu au désespoir. » — Euphrosine reçut le prix de la trahison : seule de toutes les personnes impliquées au procès, elle fut relâchée sans autres désagrémens; le tsar la traita avec bienveillance et lui fit quelques cadeaux. On rapporte qu’elle épousa plus tard un officier des gardes et vécut paisiblement avec lui. La vie réelle n’a guère souci des lois du drame; au sortir des scènes tragiques, elle ressaisit parfois les acteurs les plus engagés dans l’action et les rejette dans sa banalité quotidienne.

Elle n’eut pas cette indulgence pour Alexis. Le 12 mai, on lui présenta un questionnaire en dix-neuf points, portant sur les faits et paroles celés par lui dans la déposition de Moscou et révélés depuis par les témoignages d’Euphrosine et des autres accusés. Il essaya encore de lutter, avouant sur quelques-uns des chefs, interprétant de son mieux les dires suspects qu’on lui reprochait. Le 14 et les jours suivans, nouveaux interrogatoires; cette fois le tsarévitch remet à son père une déposition olographe plus explicite avec des aveux bien curieux à recueillir. L’accusé s’étend sur ses anciens rapports avec les membres du clergé, sur les prophéties, sur les livres que lui envoyaient les moines de Kief, tels que la Pierre de la Foi, à lui dédiée par l’évêque de Riazan. On devine que cette conscience du moyen âge est surtout bourrelée

  1. Otchnaïa stafka.