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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/326

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Nouveau. Ils ajoutaient que si le tsar voulait châtier son fils selon ses forfaits, il y avait dans l’Écriture nombre d’exemples qui l’y autorisaient ; s’il daignait lui faire grâce, il aurait pour lui l’exemple et les préceptes du Christ, notamment dans la parabole de l’Enfant prodigue. On peut voir dans ces explications embarrassées un appel évident à la clémence, le dernier exemple devant primer tous les autres aux yeux d’un chrétien. Ce suprême témoignage des sympathies du clergé ne pouvait que compromettre davantage celui qui en était l’objet. Pierre lança un second manifeste au sénat et aux fonctionnaires laïques, les adjurant de juger son fils sans faiblesse comme sans flatterie.

Le 17 juin, une haute cour de justice s’assembla, composée du sénat, des ministres, des grands officiers, des états-majors de la garde, en un mot tout ce qui était personnellement dévoué au tsar dans le gouvernement. Loos, l’envoyé de Saxe, affirme que Pierre plaida lui-même contre son fils en plein sénat ; le fait n’est pas suffisamment appuyé pour être reçu par nous, non plus que cette autre assertion du même diplomate, que « le tsarévitch comparut devant cette assemblée avec une fermeté ou, comme d’autres l’appellent, une fierté qui surpasse l’imagination. » Les sources russes ne contiennent rien qui confirme l’on-dit recueilli par le Saxon. — La cour prit connaissance des interrogatoires précédens et en fit subir de nouveaux à l’accusé, introduit devant elle. Les dernières dépositions d’Alexis chargèrent surtout Lapouchine, coupable de rapports équivoques avec le résident autrichien Pleyer ; elles mirent également en cause le confesseur lakof Ignatief, qu’on s’étonne d’avoir vu passer jusqu’ici presque inaperçu[1]. Ces malheureux, torturés, et convaincus d’avoir « désiré la mort du tsar, » furent condamnés au mois d’août suivant et exécutés en décembre 1718, avec d’autres survivans de l’inquisition de Moscou.

  1. Il est vrai qu’on n’avait pas alors contre Iakof Ignatief les preuves qui tombèrent aux mains de ses juges deux ans plus tard. En juin 1720, un neveu d’Ignatief, chantre dans une des cathédrales du Kremlin, confia après boire à un sien ami que son oncle lui avait remis, au moment où on venait l’arrêter, tout un sac de lettres du tsarévitch : le chantre avait d’abord pratiqué une cachette dans le plancher de sa maison ; puis, mal à l’aise dans le voisinage de cet effrayant dépôt, il était allé l’enfouir dans un champ. — L’ami, devenu malgré lui le dépositaire d’un secret de perdition, sentit ses cheveux se dresser et courut tout droit dénoncer le neveu du protopope supplicié à la commission de la chancellerie secrète ; elle fonctionnait encore à cette époque à Moscou, pour rechercher les dernières ramifications de l’affaire du tsarévich. Le pauvre chantre fut aussitôt saisi, questionné, dépêché en Sibérie : le sac, contenant soixante-sept lettres d’Alexis, fut déterré, mais c’étaient là pièces si mortelles que les inquisiteurs de Moscou n’osèrent les lire eux-mêmes et les envoyèrent à Tolstoi à Pétersbourg. Ces épîtres, dont quelques-unes ont été citées au cours de ce récit, sont d’un grand secours pour pénétrer dans l’âme inquiète du fils de Pierre le Grand.