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Avant d’en finir avec les complices, on revint à l’accusé principal. Le 19 juin, l’héritier du trône fut pour la première fois appliqué à la question, suivant la version officielle adoptée par M Oustrialof. Pourtant Loos écrivait déjà à sa cour sous la date du li : « Le czaréwicz a eu la knoute privatissime en présence de fort peu de personnes. » Alexis dut certifier les propos prêtés par lui à chacun des individus dont il avait prononcé le nom antérieurement. Il fut confronté « œil à œil » avec Iakof Ignatief ; le confesseur et son pénitent durent révéler devant les inquisiteurs les confidences sacrées jadis faites par l’un et reçues par l’autre dans le secret de l’église. « Donné vingt-cinq coups, » ajoute le procès-verbal de ce jour. Le 21, après son dîner» Pierre écrit quelques demandes et donne ordre à Tolstoï d’aller à la citadelle interroger son fils avec ce formulaire. Il ne s’agit cette fois ni de torture, ni de faits relatifs à des tiers. C’est le ton d’un père réprimandant tristement son enfant. « Pourquoi n’a-t-il pas voulu obéir, pourquoi s’est-il obstiné jusqu’à me contraindre à le punir, pourquoi a-t-il poursuivi son héritage par des voies perverses et non par la voie filiale du respect? » Peut-être faut-il voir dans ces questions intimes un éclair d’indulgence, une dernière bouffée de sentiment paternel ; peut-être ce langage insinuant n’est-il qu’une habileté pour surprendre de nouveaux aveux. Alexis répondit dans le ton où on l’interrogeait, avec une certaine note de regret mélancolique et d’observation sur lui-même. Il fait un long retour sur le passé, sur son éducation : « J’ai été élevé par des femmes, dans la mollesse... On ne m’a instruit qu’aux mômeries, auxquelles j’étais déjà trop porté de ma nature... J’ai grandi dans ce monde de moines et de compagnons fainéans... je n’étais bon qu’à m’enivrer avec eux... je ne pouvais prendre sur moi de m’appliquer... Je fuyais mon père en tremblant, sa présence m’était insupportable... Il m’envoya à l’étranger, je ne sus pas m’y amender... mon obstination était encore plus forte que ma crainte de mon père... » — Ici se place l’histoire, racontée plus haut, du pistolet et de la blessure volontaire que se fit le tsarévitch plutôt que de fournir à son père le dessin demandé. « Quand j’eus renoncé à acquérir mon héritage par l’obéissance filiale, je ne songeai plus qu’à l’acquérir par le secours de l’étranger... J’étais résolu à demander des troupes à l’empereur, à les payer,., à ne reculer devant rien pour atteindre la couronne de Russie. »

Le jour de cette confession intime, il y eut peut-être une minute où l’on eût pu avoir raison de cet endurci et tout pacifier. Pierre ne sut ou ne voulut pas saisir cette minute suprême. Le 24, nouvelle application du tsarévitch à la question ; cette fois on l’interroge