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grand tsar, le point sur lequel porta le suprême effort de sa volonté, le berceau d’où sortirent la nouvelle capitale et le nouvel empire. Quand Pierre aborda au marécage finnois, il marqua la petite île de Yénissari, sur la Neva, pour être la forteresse et le noyau de la ville qu’il rêvait; il la fît épauler de bastions et, sous l’abri de ces remparts, il réunit les premiers organes, les plus nécessaires instrumens d’une monarchie : une citadelle, un arsenal, des casernes, des cachots, un hôtel du trésor, une cathédrale, un caveau funéraire. La forteresse et son église furent dédiées aux apôtres Pierre et Paul. Quand le tsar eut achevé son œuvre, il voulut reposer là, au cœur de sa création. Ses successeurs ont embelli et restauré Saint-Pierre-et-Saint-Paul, en lui gardant le caractère de métropole, de clé de voûte de l’état russe; l’île de la Neva fut désormais ce qu’avait été le Kremlin, ce qu’est Westminster pour la maison d’Angleterre. Fidèles au vœu du fondateur, ces mêmes successeurs sont tous venus se coucher à ses pieds, faussant compagnie aux vieux Ivan et aux premiers Romanof, qui dorment à Saint-Michel-Archange de Moscou.

Il semble que la citadelle mère de Pétersbourg ait voulu, suivant la tradition des monumens antiques, être affermie sur des victimes humaines et consacrée par le sacrifice du sang. Nous y avons déjà conduit l’infortunée Charlotte pour inaugurer la sépulture impériale; quelques années après, Alexis était mis au secret et torturé dans les casemates de Saint-Pierre-et-Saint-Paul, à deux pas de la tombe de son épouse. C’était là que Tolstoï venait le prendre pour le conduire au sénat ou chez son père; c’était là que ce père venait lui-même s’enfermer avec son fils, dans la chambre du Secret, pour poursuivre en tête-à-tête de douloureux interrogatoires; Pierre arrivait de son palais, suivi de Tolstoï et d’un soldat qui portait derrière lui les instrumens de torture dans une peau d’ours; en lisant ces détails dans le Journal de la garnison, on croit revoir Louis XI et son barbier au Plessis-lès-Tours. — Ce fut à Saint-Pierre-et-Saint-Paul qu’on ramena le condamné, le soir du 24 juin, tandis que la sentence de la haute cour était déférée au tsar pour qu’il la révisât dans sa clémence ou la confirmât dans sa rigueur. La plupart des juges espéraient sans doute un arrêt de grâce; le peuple attendait, anxieux. Le surlendemain, 26, à sept heures du soir, on entendit les volées des cloches à la citadelle : elles sonnaient pour un mort; le bruit se répandit bientôt dans la ville que le tsarévitch Alexis avait succombé à une attaque d’apoplexie. On douta d’abord, puis on colporta mille rumeurs sinistres; elles sont parvenues jusqu’à nous, enveloppant de tragiques ténèbres la journée du 26 juin 1718. La fin mystérieuse d’Alexis est restée le problème le plus irritant, le plus insoluble de l’histoire