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de la reine, du goust si marqué qu’il avoit pour elle, et de la cour que les ministres, les généraux, le cardinal de Richelieu même luy faisoient. C’est la première fille qui soit devenue dame d’atours de la reine, et la première qui, sous prétexte de sa charge, ait esté appelé madame, quoy que fille, parce que Louis XIII voulut lui donner ces deux distinctions. Il parloit d’elle à tous momens à mon père, qui estonné de tout ce qui se passoit en soins et en discours auprès d’elle, imagina que le roy peut estre embarrassé de luy faire des propositions, seroit fort aise d’en estre soulagé par un autre. Il dit donc enfin au roy qu’il avouoit qu’il ne comprenoit pas que depuis longtemps il cherchoit Mlle d’Hautefort partout, qu’il ne parloit qu’à elle, qu’il n’estoit occupé que d’elle, que dès qu’il estoit en particulier, en liberté, il ne parloit que de ses charmes, qu’en un mot il en estoit passionnément amoureux, qu’il estoit jeune, bien fait, roy de plus, qu’il n’avoit apparemment qu’à dire un mot pour être heureux, que s’il estoit embarrassé de le dire luy-même, il s’offroit de parler pour luy et luy répondoit que ce seroit avec un prompt succès. Louis XIII l’écouta jusqu’au bout puis luy dit : « Vous me parlez bien là en jeune homme qui ne pensez qu’au plaisir. Il est vray que je suis amoureux, je n’ai pu m’en défendre parce que je suis homme et sujet aux sens; il est vray que je suis roy, et que par là je puis me flatter de réussir si je le voulois, mais plus je suis roy et en état de me faire escouter, plus je dois penser que Dieu me le défend, qu’il ne m’a fait roy que pour lui obéir, en donner l’exemple et le faire obéir par tous ceux qu’il m’a soumis; plus je suis amoureux, plus je ne puis me surmonter assés pour ne pas rechercher à voir et parler de celle qui m’a blessé les yeux et le cœur, plus je dois faire d’efffrts pour me surmonter moy-même, et si je me permets des amusemens que l’occasion et l’humanité m’arrachent, plus je dois estre en garde contre le crime et le scandale et demeurer le maistre de moy-même; je veux bien vous faire cette leçon et vous pardonner votre imprudence, mais qu’il ne vous arrive jamais d’en faire une seconde de cette nature avec moy. » Saint Louis eût-il pu parler un autre langage? Quelle pureté d’âme ! quelle force sur soy-mêume ! quel prodige dans un jeune roy amoureux ! Mais quel contraste avec son père et son fils et avec presque tous les roys du monde ! Mon père demeura muet et confus. Ce grand et rare trait luy fut présent le reste de sa vie et le combla sans cesse de la plus grande admiration. » (P. 77.)

Plus d’un lecteur se souvient sans doute de cette anecdote pour l’avoir trouvée dans les Mémoires; qu’on recherche le passage afin de comparer l’allure des deux récits, leurs proportions différentes, et l’on saisira l’un des mérites les plus singuliers de notre écrivain,