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règne. Les remèdes, à qui les voudroit employer, ne seroient pas faciles; il faut bien du temps et de la suite pour redresser le mauvais génie si longuement et si soigneusement répandu et reçu dans toute une nation. Ce malheur si grand en soi et source de tant d’autres n’attira jamais le repentir du roi, ni celui de ses ministres. »

Un dernier trait peint cette absorption universelle... « Il étoit idolâtre de son autorité sans bornes. Il l’étoit au point qu’il n’y avoit homme qui eut osé prononcer devant lui le mot d’état, le bien de l’état, l’intérêt de l’état. À ce langage si naturel et si usité jusqu’à lui, il en avoit substitué un autre, le service du roi, l’intérêt du roi, l’honneur du roi, en un mot toujours le roi et jamais l’état. »

Ainsi la sévérité de Saint-Simon à l’égard du gouvernement de Louis XIV ne se dément pas. Seuls, les malheurs des dernières années de sa vie parviennent à l’émouvoir. « A peine vit-il son salut par le traité de Londres que ce prince voit périr sous ses yeux son fils unique, une princesse qui seule faisoit toute sa joie, ses deux petits-fils, deux de ses arrière-petits-fils, et périr de manière à le percer des plus noirs soupçons, à lui persuader de tout craindre pour lui-même et pour l’unique rejeton qui lui restoit d’une si nombreuse et si belle postérité. Parmi des adversités si longues, si redoublées, si intimement poignantes, sa fermeté, c’est trop peu dire, son immutabilité demeura tout entière; même visage, même maintien, même accueil, pas le moindre changement dans son extérieur, mêmes occupations, mêmes voyages, mêmes délassemens, le même cours d’années et de journées, sans qu’il fut possible de remarquer en lui la plus légère altération. Ce n’étoit pas qu’il ne sentit profondément l’excès de tant de malheurs, ses ministres virent couler ses larmes; son plus familier domestique intérieur fut témoin de ses douleurs. Partout ailleurs sans se montrer insensible, il se montra inaltérable et supérieur à tout sans la plus petite affectation et sans espérance déplacée. Il parloit comme à son ordinaire, ni plus ni moins, avoit le même air, déclaroit les mauvaises nouvelles sans détour, sans déguisement, sans plainte, sans accuser personne, courtoisement et majestueusement comme il avoit accoustumé. Un courage mâle, sage, supérieur lui faisoit serrer entre les mains le gouvernail parmi les tempêtes, et dans les accidens les plus fâcheux et les temps les plus désespérés, toujours avec application, toujours avec une soumission parfaite à la volonté de Dieu et à ses châtimens. C’est le prodige qui a duré plusieurs années avec une égalité qui n’a pas été altérée un moment, qui a été l’admiration de sa cour et l’étonnement de toute l’Europe. » (P. 99.)