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très certainement à son isolement d’avoir échappé à la fois au marteau des démolisseurs et au zèle des restaurateurs. L’enceinte et les tours sont exactement aujourd’hui dans l’état où elles sont sorties des mains du Génois Bocanegra, auquel Philippe le Hardi avait confié la direction des travaux de la fortification et du port. La campagne elle-même a gardé une physionomie orientale très prononcée. C’est la même tristesse et la même lumière que dans les plaines sablonneuses du Nil et du Sahara; c’est le même horizon grandiose, c’est aussi la même végétation.

En présence de cette ville morte, où la nature comme les monumens rappellent un autre temps et un autre monde, l’homme le plus positif se plaît à évoquer le souvenir des croisades. Ces pierres séculaires et presque intactes, couvertes de signes hiéroglyphiques, semblent garder le nom de ceux qui les ont cimentées. Ce port, qui n’est plus qu’une mare, apparaît rempli encore de galères et de nefs catalanes, pisanes, génoises et provençales; et l’on se plaît à reconstituer par la pensée la scène grandiose, unique peut-être au monde, de cet embarquement de plus de cinquante mille chrétiens armés, silencieux, émus, animés de ce sentiment plein d’une grandeur étrange qui envahit le cœur de l’homme à la veille des longs voyages, et emportés par ce vertige secret et inexplicable qui s’empare si facilement des masses croyantes et tient à la fois des terreurs de l’exil et des espérances du pèlerinage.


II.

Créée par saint Louis, fortifiée par Philippe le Hardi, Aigues-Mortes a joui pendant longtemps de toutes les faveurs royales. Le port de Cette n’existait pas encore. Celui de Narbonne était ensablé depuis plusieurs siècles et appartenait aux vicomtes de cette ville. Le port sarrasin de Maguelone avait son évêque pour suzerain. Les graus de Montpellier relevaient des rois d’Aragon. Les ports d’Agde et de Saint-Gilles appartenaient aux comtes de Toulouse; Marseille et la Provence indépendante ne devaient être réunies à la couronne qu’un siècle plus tard. Le port d’Aigues-Mortes était en réalité le seul point du littoral où le roi pût commander en maître, et ce port lui rappelait de trop glorieux souvenirs pour ne pas être l’objet d’une prédilection toute particulière. Cette prédilection se traduisit par des immunités, des privilèges et des exemptions de taxes de toute sorte, au détriment, bien entendu, de toutes les provinces voisines. On n’avait pas alors la moindre notion de ce que nous appelons la liberté commerciale. Un port au moyen âge n’était pas seulement un havre naturel ou un bassin creusé de main d’homme destiné à abriter et à recevoir des navires, et disposé pour l’embarquement