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c’est la seule. Il convient lui-même « qu’il faut lui pardonner une page commune en faveur d’une bonne ligne, » et il a raison, mais il se pourrait qu’il eût tort de croire qu’en cela « il ressemble aux anciens. » Vous vous arrêtez plus longtemps sur le Rêve de d’Alembert et sur le Neveu de Rameau: voilà qui se lit en effet d’un bout à l’autre, et d’une seule haleine, comme h-roman d’un métaphysicien qui divague, ou comme le paradoxe d’un cynique qui se joue de la naïveté des bonnes âmes. Enfin vous arrivez à ces fameux Salons, — et j’y arrive avec vous.

C’est ici que l’enthousiasme des éditeurs, commentateurs, biographes, et autres, se déchaîne irrésistiblement. Ils convenaient, — d’assez mauvaise grâce, à la vérité, pour la plupart, — mais cependant ils convenaient qu’on ne peut pas prudemment confier la réforme du théâtre à l’auteur des Entretiens sur le Fils naturel, — ou la réforme des mœurs à l’an leur des Bijoux indiscrets, — ou la réforme des lois à l’auteur du Supplément au Voyage de Bougainville ; — c’est ici qu’ils prennent leur revanche et que, donnant la bride à leur admiration contenue jusque-là péniblement, ils triomphent. Le voilà, le vrai Diderot, le créateur en France de la critique d’art! le voilà, l’initiateur du public français à la connaissance du beau ! Ecco il vero Pulcinella.

Qu’y a-t-il de légitime dans ce grand enthousiasme? et ces Salons sont-ils vraiment ce que l’on est convenu qu’ils sont?

A tout le moins reconnaîtra-t-on d’abord que les impressions de Diderot ne sont pas celles de tout le monde. Peut-être savez-vous sa façon d’admirer la nature : « Ma Sophie! quel endroit que ce Vignory! que la chère sœur ne me parle jamais de ses sophas, de ses oreillers mollets, de ses tapisseries, de ses glaces, de son froid attirail de volupté!.. Imaginez-vous une centaine de cabanes entourées d’eau, de vieilles forêts immenses, des coteaux... Non! pour l’honneur des garçons de ce village je ne veux pas me persuader qu’une fille puisse mettre le pied hors de sa maison sans être détournée,.. Ma Sophie! ne verrez-vous jamais Vignory[1]? » C’est aussi sa façon d’admirer les œuvres de l’art : « La différence qu’il y a entre la Madeleine du Corrège et celle de Vanloo, c’est qu’on s’approche tout doucement de la Madeleine du Corrège, qu’on se baisse sans faire le moindre bruit, et qu’on prend le bas de son habit de pénitente seulement pour voir si les formes sont aussi belles là-dessous qu’elles se dessinent au dehors. » Je ne choisis pus le passage au hasard de la lecture; il est encore du petit nombre de ceux que l’on puisse convenablement citer. C’est que dans les entrailles de ce philosophe, il s’agite un éternel démon de luxure. Je le crois très volontiers quand il nous dit qu’il avait la tête « tout à fait du caractère d’un ancien orateur, » mais j’ajoute qu’il avait aussi quelque chose en lui de Caliban. Joignez à ces jugemens d’un goût si pur toutes ces anecdotes

  1. Texte expurgé.