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vraies, c’est ce qu’on ne saurait nier. Et puis comment voudriez-vous qu’il en fût autrement ? Jamais homme fût-il moins embarrassé de se contredire ? Le oui et le non, le pour et le contre, le blanc et le noir, n’a-t-il pas tout soutenu ? Connaissez-vous quelque théorie dont son éloquence déclamatoire ne se soit pas un jour ou l’autre emparée comme d’un thème pour ses variations ? Et serait-il possible qu’ayant brassé tant d’idées, discuté tant de questions, et risqué tant de solutions, il n’eût jamais rencontré juste, et que le vrai l’eût fui d’une fuite éternelle ? Il l’a donc quelquefois attrapé. Aussi bien, comme tous les improvisateurs, il excelle, au terme d’un long développement, après avoir tâtonné, pour ainsi dire, et laborieusement fouillé dans la confusion de ses propres pensées, à trouver tout d’un coup l’expression qui résume et qui grave, le trait qui s’enfonce dans l’esprit et y demeure attaché. « Il y a, dit-il, quelque part, un moyen sûr de faire prendre à celui qui nous écoute un puceron pour un éléphant : il ne s’agit que de pousser à l’excès l’anatomie circonstanciée de l’atome vivant. » Sous une forme un peu lourde, mais aisément intelligible à tout le monde, voilà l’axiome contre lequel ne prévaudront jamais les efforts ni les tours de force d’aucun réalisme. Romancier, peintre ou poète, le réaliste est un homme qui croit qu’une addition de détails vrais suffit à former un ensemble, et qui peint ou qui décrit le « puceron » comme il ferait « l’éléphant. » Diderot dit encore : « Il faut que l’artiste ait dans l’imagination quelque chose d’ultérieur à la nature. » Voilà, formulée d’un mot, la loi contre la fatalité de laquelle viendront éternellement se briser les tentatives et les assauts de toute espèce de naturalisme. Un naturaliste est un homme dont l’œil ou l’esprit ne se rendent pas compte que pas un être de la nature n’est un exemplaire tellement achevé de son type que l’imagination n’en puisse concevoir au-delà quelque exemplaire plus achevé.

Vous pouvez déjà faire une observation : c’est que ces deux aphorismes ne sont pas moins vrais de la littérature que de la peinture. C’est ce qu’on appelle ordinairement le mérite, et c’est ce que j’appelle au contraire le défaut des Salons. Ne doutez pas que ce soit par là qu’ils plaisent, mais réfléchissez aussi que c’est par là qu’ils ont jeté la critique d’art dans une voie dangereuse. Et voici pourquoi.

Les principes de Diderot sont vrais, quand ils sont vrais, en tant que toutes les formes de l’art sont soumises aux mêmes lois de nature ou, si vous l’aimez mieux, aux mêmes conventions nécessaires. Il existe une logique formelle, c’est-à-dire des lois générales du raisonnement, qui restent ce qu’elles sont, à quelque catégorie d’objets que le raisonnement s’applique et dans quelque ordre de sciences que l’activité de la pensée s’exerce. Tout de même, il existe une esthétique formelle, c’est-à-dire des lois générales de beauté qui ne varient pas de l’art de peindre à l’art d’écrire et qui gouvernent aussi souverainement la poésie d’Eschyle