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et ce sont des chefs-d’œuvre. Est-ce à dire que la pensée soit interdite aux peintres? Assurément non, mais «il semble qu’elle n’ait vraiment soutenu que les grandes œuvres plastiques et qu’en se diminuant pour entrer dans les œuvres d’ordre moyen elle ait perdu toute valeur. » Ajouterai-je que, dans les grandes œuvres plastiques elles-mêmes, telles que les chambres de Raphaël ou les fresques de la Sixtine, si grande et si claire, en un certain se ns, que la pensée puisse être, on ne voit pas qu’elle puisse être rendue par la littérature, traduite par des phrases, égalée par des mots? Quand les peintres pensent, il faut qu’ils pensent d’une façon à eux particulière, je veux dire qui leur est imposée par les moyens d’expression dont ils disposent et qui ne sont pas, qui ne peuvent pas être les moyens d’expression de la littérature. Ils ne seraient pas en effet des peintres si ce qu’ils peignent, ils pouvaient tout aussi bien le dire ou le chanter et produire en nous les mêmes émotions, toujours.

C’est pourquoi, tout au rebours de Diderot, dont on ne saurait guère contester qu’encore aujourd’hui les idées règnent presque souverainement dans la critique d’art, je ne sais s’il ne faudrait pas commencer par poser ce principe, qu’en peinture le sujet a pour office uniquement de cacher ou mieux encore d’escamoter le tableau. C’est ainsi que, dans certaine littérature, l’ordinaire office des images, comme on les appelle, et de la couleur, est précisément de faire illusion sur l’absence de pensée. L’auteur des Salons, ici comme partout, est venu troubler et confondre les genres. Ce qu’il exige du peintre, ce sont, il nous l’a dit lui-même, des « scènes pathétiques » et des « scènes de mœurs, » mais ce qu’il louera du style de Buffon ou de Rousseau, c’en sera « le beau coloris. » Il est presque incroyable combien ce mot, dont on a tant abusé, mais dont je défie bien qu’on me dise le sens exact, revient de fois sous sa plume et sous celle aussi de son ami M. Grimm. En présence d’une belle page, il s’écriera : « Quel tableau! » mais en présence d’une belle toile il veut pouvoir s’écrier : « Quel drame ! » Vous lui demanderez donc en vain ce qu’il semble pourtant que la critique d’art devrait s’efforcer de nous apprendre. Qu’est-ce que le beau, par exemple, pour l’œil de l’artiste, peintre ou sculpteur? Diderot ne vous le dira pas. « Après cela, dit quelque part Benvenuto Cellini, tu dessinera l’os appelé sacrum : il est très beau. » Qu’est-ce que Benvenuto trouve de beau dans cet os? Voilà ce que je ne comprends pour ma part que d’une manière vague et générale, à condition que vous ne m’interrogiez pas, et voilà ce qu’il faudrait m’expliquer. « Rembrandt, dit quelque part un disciple du maître, a porté à son comble l’art d’unir les couleurs amies. » J’entends encore, si vous voulez, mais j’entends sans entendre, et pourvu que vous ne me pressiez pas. Qu’est-ce que des « couleurs amies » et qu’est-ce que l’art de les unir? Voilà encore ce qu’il faudrait