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tous les jours. Cependant ce n’est point en parlant de Thomas que je commencerai une étude destinée à nous faire pénétrer un peu plus avant dans l’intimité de Mme Necker, car l’ordre qui doit nous guider est un peu celui de ses préférences, et, si Thomas a été pour elle un ami fidèle et passionné, si Buffon l’a environnée d’une adoration respectueuse qu’elle a payée de retour en tendresse filiale, tous deux n’en passaient pas moins dans ses affections bien après celui dont le nom est déjà revenu plus d’une fois dans ces pages, bien après Moultou. On n’a pas oublié ce jeune ministre, beaufrère d’une amie d’enfance de Mme Necker, qui avait été mêlé aux circonstances les plus difficiles de sa vie de jeune fille. Mme Necker avait avec lui une de ces intimités dont rien ne remplace la perte, où deux âmes ont à peine besoin de s’expliquer et de se raconter l’une à l’autre parce que de tout temps elles se sont connues et devinées. Lorsqu’un rare concours de circonstances a fait naître cette intimité entre un homme et une femme, et lorsque chacun peut s’y livrer avec la sécurité que des sentimens plus orageux n’en viendront pas troubler le calme, c’est une exquise jouissance qui est connue seulement des natures fines, et qui, sans avoir les ivresses de l’amour, en fait goûter du moins toutes les plus délicates douceurs. Tel fut le lien qui unit Mme Necker et Moultou, lien étroit autant que solide, et que vingt-trois années d’une séparation presque complète ne parvinrent jamais à relâcher. Durant ces vingt-trois années, une correspondance active fut entretenue entre eux, et cette correspondance, dont le recueil forme un gros volume, m’a été singulièrement précieuse pour l’étude du caractère de Mme Necker. C’est en quelque sorte un miroir où se reflètent, dans toute leur sincérité et leur vivacité première, les impressions successives qu’elle a ressenties au cours d’une existence si remplie et si variée. Le premier échange de lettres remonte à l’époque où elle était encore aux prises avec les difficultés croissantes de sa situation chez Mme de Vermenoux :


Que vous êtes injuste, mon cher ami ! lui écrivait-elle à cette date. Moi me défier de vous ! Moi vous cacher le fond de mon âme ! Ce seroit être à la fois ingratte et injuste. S’il y a eu un moment où j’ai voulu vous voiler mes sentimens, c’étoit bien plus par dégoût de moi-même que par injustice pour vous. Je croyois vous être devenue indifférente, et des lors il me sembloit que je ne valois plus la peine d’interresser personne ; c’étoit par excès d’amitié que je semblois y manquer ; mais ce moment est passé ; s’il revenoit, à quoi me serviroit la vie ?.. C’est la jalousie qui m’a dicté ces expressions que vous avez si mal interprétées ; et j’en suis bien punie ; je n’ai jamais pu supporter qu’on m’eût enlevé mes premiers droits à votre amitié, et mon cœur