Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/528

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vivre heureux jusqu’à mon retour. La discrétion devient cruelle lorsqu’on la porte à l’excès, et néanmoins c’est par discrétion que je ne vous écris qu’à de si longs intervalles ou seulement lorsque vos bontés en font naître l’occasion. Aujourd’hui même je reçois une lettre de M. d’Angeviller qui me pénètre en me faisant sentir tout ce que je dois à votre amitié. Permettés-moi de la copier ici parce que je crois pouvoir être garant de ce qu’elle contient et que j’aime à présenter à la plus noble des âmes les sentimens d’un cœur reconnoissant…

Recevés mes actions de grâce avec celles de mon ami ; toute ma tendresse et tout mon dévouement vous sont dus depuis longtemps et acquis à jamais, ma très illustre amie.


Parfois la vivacité des sentimens qu’il éprouvait pour Mme Necker dictait à Buffon des dissertations d’une nature assez délicate qu’il s’excusait d’écrire de la même plume avec laquelle il avait écrit l’Histoire naturelle.


Ce 18 juillet 1781.

J’ai joui trop délicieusement de votre lettre, mon adorable amie, pour différer plus longtemps de partager ces délices de mon cœur ; je n’ai pu me lasser de la lire et relire ; les hautes pensées et les sentimens profonds s’y trouvent à chaque ligne et sont exprimés d’une manière si noble et si touchante que non-seulement j’en suis pénétré, mais échauffé, exalté au point que j’en ai pris une idée plus élevée de la nature de l’amitié. Ah, dieux ! ce n’est point un sentiment sans feu, c’est au contraire une vraie chaleur de l’âme, une émotion, un mouvement plus doux, mais aussi vif que celui de toute autre passion ; c’est une jouissance sans trouble, un bonheur encore plus qu’un plaisir ; c’est une communication d’existence plus pure et néanmoins plus réelle que celle du sentiment d’amour ; l’union des âmes est une pénétration, celle des corps n’est que de simple contact (pardonnez, bonne amie, ces expressions physiques, je suis dans ma vieille tour de negromancien, je vous écris avec la même petite plume et du même caractère que j’ai écrit l’Histoire naturelle ; vous excuserez donc les deffauts de l’écriture et les libertés d’expression en faveur de ma situation) ; mais pour l’union intime de deux âmes ne faut-il pas qu’elles soient de niveau, et puis-je me flatter que la mienne s’élève jamais aussi haut que la vôtre ? Je le crois quelquefois parce que je le désire, parce que vous êtes mon modèle, parce que je vous aime et respecte au-delà de tout ce que j’ai jamais aimé. Je me le persuaderois encore plus, ma tendre et noble amie, en vous voiant passer comme moi sur les choses majeures et dans les circonstances les plus épineuses de la vie. Mais combien, grande