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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/538

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appuyé sur deux laquais, il parcourut la longue allée d’arbres qu’il avait si souvent montée et redescendue en compagnie de Mme Necker, et en rentrant il se coucha pour ne plus se relever. Dès qu’il se sentit mortellement atteint, il fit mettre sur une table voisine de son lit la petite boîte que Mme Necker lui avait donnée surmontée de son portrait, et il ne cessait de tourner ses regards vers cette image chérie. C’était le moment où l’ouvrage de M. Necker sur l’Importance des opinions religieuses faisait grand bruit à Paris. Buffon se fit lire à haute voix ce livre, et il trouva encore assez de force pour dicter à son fils une lettre où il chargeait Mme Necker d’exprimer à son mari les transports d’admiration que cette lecture lui avait causés ; le jeune Buffon ajoutait ensuite : « J’ai présenté la plume à papa, et il a encore eu la force de signer. Il m’a fait appeler après dîner et m’a dicté sans hésiter et sans balancer. Il y a seize jours qu’il est malade, et vous avez vu vous-même hier au soir son état. Mes larmes coulent si abondamment que je ne puis continuer. » En effet, au bas de cette lettre, on ne peut voir sans émotion, tracé en caractères à la fois distincts et tremblans, le nom, l’illustre nom de Buffon.

Lorsque Mme Necker connut que l’état de Buffon était désespéré, sa tendresse n’hésita pas. Elle quitta sa propre maison et vint s’installer au Jardin du roi. « Que de bonté ! lui dit, Buffon en la voyant entrer. Vous venez me voir mourir. Quel spectacle pour un cœur sensible !  : Elle s’installa à son chevet, qu’elle ne devait plus quitter, et surmontant les répugnances d’une nature faible et nerveuse, elle assista, cinq jours durant, à son agonie qui fut affreuse. Lorsque l’excès de la souffrance baignait d’une sueur froide tout le corps de Buffon, c’était la main de Mme Necker qui essuyait son front et elle lui rendait les soins intimes qu’une fille aurait pu rendre à son père. Parfois, lorsque ses terribles spasmes lui laissaient quelque repos et lorsque Mme Necker s’approchait de son lit pour lui rendre quelque service, Buffon lui prenait les mains et lui disait : « Je vous trouve encore charmante dans un moment où l’on ne trouve plus rien de charmant. » Mme Necker a laissé de cette agonie un récit simple, sobre, pathétique comme tout ce qui est profondément senti. Dans ce récit écrit jour par jour, on sent que ce qui préoccupe surtout Mme Necker, c’est les sentimens que Buffon exprimera au moment de sa mort. Elle a passé sous silence les témoignages de reconnaissance qu’il lui prodiguait ; mais elle note les moindres circonstances qui attestent que c’est dans la plénitude de son intelligence et de sa liberté que Buffon a parlé et agi. Aussi ce dut être une grande joie pour son âme pieuse que de l’entendre d’une voix forte et claire prononcer ces mots : « Je déclare que je meurs dans la religion où je suis né et atteste publiquement