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Les premiers chrétiens attendirent longtemps la « pan-destruction » et la venue du royaume. Mais l’événement n’arrivant pas, ceux qui s’obstinèrent dans ces espérances, les millénaires, furent déclarés hérétiques. Les pères du désert et les ascètes fuyaient aussi un monde définitivement voué au mal. Enfin la même pensée inspire Rousseau dans ses fameux Discours sur les lettres et sur l’origine de l’inégalité. Jean-Jacques est frappé des maux et des iniquités de l’ordre social. Les institutions civiles consacrent l’inégalité et la propriété, d’où sortent le servage et la misère du plus grand nombre. Les lettres, les sciences et les arts, dont nous sommes si fiers, ne sont que des agens de démoralisation. La civilisation est la source de tous les maux. Quel remède ? Rousseau n’en voit qu’un et il le croit impossible : le retour à la vie primitive. Il fallait donc, comme le disait Voltaire, rentrer dans les forêts pour y marcher à quatre pattes.

La même suite de déductions s’est produite de nos jours chez les révolutionnaires. Autrefois ils réclamaient, comme panacée contre le désordre social, le suffrage universel et la république. Ils existent en Amérique en même temps que l’autonomie communale et que

    bonne. La croyance que ce monde foncièrement mauvais doit périr dans les flammes pour faire place à de « nouveaux cieux et à une nouvelle terre » se trouve dans toutes les religions antiques. Dans le mazdéisme, les cycles successifs du développement de l’humanité sur cette terre aboutissent à un embrasement général suivi d’un renouvellement universel. Dans la Vôluspâ de l’Edda, la palingénésie est conçue presque exactement comme dans nos Évangiles. « Le soleil commence à s’assombrir. Le continent s’affaisse dans l’Océan. Elles disparaissent du ciel les étoiles brillantes. La fumée tourbillonne autour du feu destructeur du monde. La flamme gigantesque s’élève jusqu’au ciel même. Vala voit surgir de nouveau de l’Océan une terre couverte d’une admirable verdure. Les ases se retrouvent dans la plaine d’Idi ; ils siègent en juges puissans sous l’arbre du monde. Les champs produisent sans être ensemencés. Tout mal disparaîtra. Baldur reviendra pour habiter avec Hodur dans les demeures sacrées des dieux. Les peuples fidèles jouiront d’une paix éternelle. Alors il viendra d’en haut présider aux jugemens des grandeurs, le souverain puissant qui gouverne l’univers. Il calmera les dissensions et donnera des lois inviolables à jamais. » Dans les admirables vers de la quatrième églogue de Virgile, on trouve l’écho des aspirations palingénésiques de toute l’antiquité et surtout des chants sibyllins.

    Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo.
    Jam nova progenies cœlo dimittitur alto.
    ....Ac toto surget gens aurea mundo
    ....Omnis feret omnia tellus.

    Dans Virgile, c’est le renouvellement de la nature ; dans l’Edda et dans l’Évangile, plutôt le renouvellement social et le triomphe de la justice. Fourier a aussi sa palingénésie avec ses anti-lions, ses anti-baleines et son océan de limonade ; mais on peut préférer la Vôluspâ et l’Écriture.