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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/601

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et dignes d’être présentées comme classiques ; mais il s’agissait de toute autre chose. Ce que Saint-René se proposait, ce n’était pas de faire œuvre d’esthétique, c’était de faire œuvre de critique sociale, et il s’était trop bien rendu compte des conditions nécessaires de cette critique pour ignorer que les dédains d’un goût trop exclusif non-seulement y étaient déplacés, mais y étaient une cause d’erreurs. En critique littéraire, les œuvres n’ont d’intérêt que par leur beauté et leur perfection ; en toute critique qui se propose un but social elles ont un intérêt même par leurs difformités et leurs vices, surtout, pourrait-on dire, par leurs difformités et leurs vices. Que penserait-on aujourd’hui d’un critique allemand qui, voulant rendre compte à son pays de la France du temps de Louis-Philippe, aurait négligé la littérature socialiste, le mouvement des sectes communistes, les productions fiévreuses et corruptrices du romantisme dégénéré ? Henri Heine écrivant alors pour la Gazette d’Augsbourg les lettres qui ont formé depuis le volume de Lutèce n’a eu garde de négliger tous ces phénomènes des régions inférieures, et il avait, à coup sûr, le goût aussi fin et aussi dédaigneux qu’aucun de ceux qui reprochaient à Saint-René Taillandier d’expliquer l’Allemagne aux Français de la même façon qu’il expliquait, lui, la France aux Allemands.

Réunies en 1849 sous le titre de : Histoire de la jeune Allemagne, ces premières études de Saint-René Taillandier conservent encore aujourd’hui toute leur valeur et forment une lecture des plus attachantes. La personnalité de l’auteur y est présente plus qu’en aucun autre de ses travaux peut-être; les heureuses années de la jeunesse qui ont le privilège d’échauffer tout ce qu’elles touchent ont mis dans ces pages au service du bien moral une verve vengeresse, une ardeur pétulante, une spontanéité d’indignation tout à fait remarquables. Ce n’est pas un critique spectateur que nous avons devant nous, un critique se bornant à raconter les péripéties de la bataille à laquelle il assiste, à juger des coups portés et reçus, c’est un critique militant qui se jette dans la mêlée pour son propre compte dès qu’il aperçoit qu’il y a sur quelque point péril pour la morale ou le bon sens. Pas un sophisme qu’il consente à laisser sans réponse, pas un scandale de talent qu’il laisse sans flétrissure. Deux sentimens très vifs le portaient à prendre dans ces débats une part plus directe que ne le fait d’ordinaire la critique lorsqu’il s’agit de doctrines et d’œuvres étrangères, un sentiment politique et un sentiment littéraire. Dans ces années d’avant 1848, années heureuses et aveugles où le véritable avenir de l’Allemagne restait caché sous des voiles impénétrables, Saint-René Taillandier pensait, comme tous ses contemporains éclairés, que les destinées de ce pays s’accompliraient par voie de