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avoir à ce point souci de son âme et s’il n’est pas mieux qu’il l’oublie en la remettant aux mains de Dieu. Dans le discours qu’il prête à l’un des conjurés contre Venise, Saint-Réal a trouvé un mot profond. Souvenez-nous, dit l’orateur, en traçant le tableau des malheurs qui vont fondre le lendemain sur la cité des lagunes, souvenez-vous si votre cœur se trouble que rien n’est pur parmi les hommes. » Le mot vaut d’être médité par tout politique, bien qu’émanant d’un conspirateur. Si rien n’est pur parmi les hommes, celui qui est chargé de les conduire ne doit pas craindre de se compromettre avec le limon dont l’espèce humaine est faite. Le vice politique de Frédéric-Guillaume IV fut d’obéir trop docilement à ses aversions et à ses répugnances; mais, cela dit, il faut avouer que cet excès de scrupules est fait pour honorer singulièrement le souverain qui l’a ressenti et que voilà un péché dont les politiques de son royaume se sont médiocrement rendus coupables depuis sa mort.

Les révolutions qui troublèrent l’Europe de 1845 à 1852 ne pouvaient étonner Saint-René Taillandier, qui les avait prévues en partie ; en revanche, il en fut plus d’une fois profondément attristé. Heureusement l’étude des choses de l’humanité est si vaste qu’elle tient toujours au service du travailleur dévoué la consolation dont il a besoin dans tel état d’âme déterminé. Quel que soit en effet le démenti que donnent à nos opinions particulières à tel moment donné les événemens, il y a toujours quelque coin de terre où fleurit tout ce que nous regrettons, quelque groupe d’hommes dont les sentimens répondent aux nôtres, quelque voix de poète ou de moraliste qui nous arrive comme un écho de notre propre cœur. Ce genre de consolation, Saint-René Taillandier ne pouvait manquer de le rencontrer dans sa vaste enquête des choses contemporaines. En face du cosmopolitisme révolutionnaire qui semblait l’incarnation même de cet humanismus de Feuerbach et d’Arnold Ruge, contre lequel il s’était si souvent élevé, il lui sembla apercevoir qu’un courant tout contraire se prononçait, et il se plut à en opposer les symptômes rassurans aux triomphes de cette violente expansion. Un volume d’attachantes études, Écrivains et Poètes contemporains, publié en 1861 seulement, mais dont les différentes parties ont été écrites entre 1848 et 1856, consacré tout entier à des écrivains particularistes et à des peintres de mœurs locales, conserve le résultat de cette recherche de symptômes anticosmopolites. Pendant que l’idée de patrie, même sous la forme la plus vaste, était proclamée une gêne pour l’humanité, ne voyait-on pas, au contraire, tel petit peuple s’efforcer de la faire plus étroite encore, comme pour la tenir plus près de son cœur? Cette préférence de la petite patrie sur la grande qui a été l’unique inspiration de Brizeux, — un ami très cher