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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/624

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deux empires il y en avait bien, à la vérité, un troisième qui leur servait de barrière à l’un et à l’autre, l’Autriche désormais engagée sans retour dans son rôle slave et magyar. Mais, sans le déclarer jamais expressément, Saint-René Taillandier estimait que cet empire était essentiellement transitoire, se dissoudrait forcément, et que d’ailleurs la liberté de l’Europe ne lui tiendrait pas plus à cœur dans l’avenir que dans le passé. C’est ici un des seuls points sur lesquels il nous faut marquer un dissentiment avec notre regretté collaborateur. A notre avis, Saint-René Taillandier n’a jamais été tout à fait équitable envers l’Autriche. Était-ce de sa part défiance d’un libéralisme discret qui avait l’expérience de l’histoire? était-ce préférence marquée pour ces organismes vivans qui s’appellent patries sur les agglomérations sans unité opérées par le jeu des mécanismes politiques? Cette dernière raison nous paraît la véritable. Il est certain que l’Autriche n’est pas une patrie, mais une combinaison de patries fort diverses, associées assez à contre-cœur par des affinités qui ne sont rien moins qu’électives ; il n’est pas moins certain, d’un autre côté, que sa force, son utilité, la raison de son existence, c’est qu’elle n’est pas une nation, mais un gouvernement,. Tous ces peuples qu’elle tient sous sa domination sont sympathiques autant qu’on le voudra, — et ils le sont tous par quelque particularité, — on peut douter seulement qu’ils soient capables de s’élever à des considérations plus générales que celles de leurs querelles de races et des intérêts restreints de leurs nationalités respectives. S’il en est ainsi, quels services l’Autriche ne rend-elle pas à l’Europe en réunissant sous son pouvoir tant de peuples qui n’ont pas encore pu s’élever à un point de vue européen, et à la civilisation en les retenant d’obéir à ces instincts de races qui, laissés libres, les pousseraient à une séparation anarchique ou les jetteraient vers la Russie !

Des deux volumes qu’il a consacrés aux populations de l’Autriche et de l’ancienne Turquie, Bohême et Hongrie et la Serbie, le plus important à tous les points de vue est le dernier, à mon avis l’œuvre maîtresse de l’auteur. Dans Bohême et Hongrie, ce n’est que fragmentairement et par épisodes que nous pénétrons dans la vie nationale des Tchèques et des Magyars. Dans la Serbie, au contraire, le récit, tout d’une teneur et de la plus étroite unité de composition, embrasse dans son intégrité l’histoire de la résurrection de ce peuple qui occupe dans l’Europe orientale une place si originale. Un beau coloris qui n’est dû à aucun artifice de l’écrivain, mais qui naît du tempérament même du sujet et qui en est comme le teint naturel, est répandu sur toutes les pages de ce livre dont les diverses parties se relient avec une vivante souplesse. Tout cela