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est bien articulé, pittoresque sans placage, éloquent sans rhétorique. Rien non plus de ces allures de cicerone par lesquelles trop souvent historiens et critiques exhibent leurs sujets et en vantent la nouveauté. Saint-René Taillandier a laissé ses Serbes se produire eux-mêmes dans toutes les grâces farouches de leur naturel véhément et doux et dans toute la naïveté primesautière de leurs inspirations sans école. La sympathie qu’il professe pour le peuple dont il s’est fait l’historien n’est ni exagérée ni capricieuse, car ce peuple la mérite à tous égards. Littérairement, il n’y en a pas en Europe de plus intéressant. Par lui nous pouvons pénétrer le mystère des poésies primitives et trancher toute controverse sur le mode de formation des récits épiques. C’est un témoin vivant qui, d’une conjecture systématique, a fait une réalité acquise, et d’un hardi paradoxe un lieu-commun désormais incontesté. Et la démonstration n’a pas été approximative, mais de la plus stricte rigueur, car l’œuvre populaire qui a servi à la faire est une véritable épopée avec toutes les conditions d’unité dans le sujet, de proportions dans le récit, de ton soutenu dans le style et d’individualité dans les héros que les deux chefs-d’œuvre qui portent le nom d’Homère nous ont donné l’habitude de demander à tout poème du genre épique. Historiquement les Serbes nous rendent un service analogue. Dans nos vieilles civilisations occidentales les phénomènes de la vie barbare ont disparu depuis longtemps ; nous ne les connaissons que par les livres et nous ne pouvons nous en rendre compte qu’en tâtonnant et par un effort de l’imagination; un peuple seul nous permet de remplacer ces visions imparfaites d’un passé obscur ou aux trois quarts effacé par un spectacle actuel, sensible à nos yeux de chair : c’est le peuple serbe. Des mœurs natives sans altération, dans les caractères une sauvagerie poétique, favorisée plutôt que combattue par un christianisme populaire et indissolublement associé aux destinées de la patrie, une nature morale non dégagée encore de l’instinct, c’est-à-dire rêveusement passive ou soudainement explosive : voilà les Serbes de Kara George et de Milosch Obrénovitch, tels que nous les représentent les récits de Saint-René Taillandier. Rien ne fait mieux comprendre que cette moderne histoire ce qui s’est passé à l’aube première des sociétés, comment étaient possibles ces mélanges de grandeur d’âme et de férocité qui nous étonnent chez les barbares, et comment d’elle-même et sans culture la nature peut tirer de porchers et de paysans des dynasties véritables. Politiquement enfin l’importance des Serbes est considérable. Si l’on suppose en effet l’Autriche dissoute et la Turquie rejetée définitivement en Asie, il n’y a pas dans l’Europe orientale de population qui, par l’importance du nombre, la pureté de la race et