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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/65

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limiter la sphère de l’intelligence à la vie animale. La vie animale n’est que le développement de la vie organique; mais elle comprend aussi bien la volonté que l’intellect; ce qu’il y a d’inconscient en nous peut avoir son origine au-dessous, c’est-à-dive dans la vie viscérale et végétative; mais cela est aussi vrai de ce que nous appelons intelligence que de ce que nous appelons volonté.

Peu importe d’ailleurs ici la vérité intrinsèque de la doctrine; le seul point que nous ayons tenu à mettre en lumière, ce sont les origines françaises de la philosophie de Schopenhauer. Cette philosophie, dans sa partie objective, peut se ramener à deux propositions. La première, c’est que les différentes forces de la nature : gravitation, cohésion, affinité, instinct, sont, en essence, identiques à ce que nous avons appelé la volonté. Or nous avons retrouvé cette proposition fondamentale dans Cabanis. La seconde, c’est que la volonté est profondément séparée de l’intelligence et qu’elle est antérieure à l’intelligence; la volonté est la chose en soi, la substance qui s’apparaît à elle-même subjectivement sous forme d’intelligence. Or, cette seconde doctrine, Schopenhauer la retrouve lui-même dans la distinction des deux vies, vie organique et vie animale, qui est le fond du livre de Bichat : c’est la traduction physiologique de son système. Ce système, au moins dans sa partie objective, a donc sa double raison dans la physiologie française. Quelle que soit la valeur de ces idées, c’est de chez nous qu’elles sont venues; c’est à nos propres philosophes qu’il faut en faire honneur : c’est ce qu’oublient trop souvent les admirateurs intempestifs de tout ce qui vient de l’Allemagne. Nous exaltons Schopenhauer; nous avons oublié Cabanis et Bichat. Lui-même a été plus juste que nous.

Si c’était ici le lieu, nous pourrions faire voir que, dans l’engouement excité parmi nous par la psychologie anglaise contemporaine, il y a la même ingratitude envers nos propres penseurs. Quiconque voudra étudier avec soin l’école idéologique et physiologique française du commencement de ce siècle, Destutt de Tracy, Gérando, Maine de Biran, Ampère, et encore Cabanis et Bichat, et même Cardaillac et Garnier, y trouvera, comme on l’a vu plus haut, maintes propositions qui nous reviennent aujourd’hui d’Angleterre. Nos historiens de psychologie anglaise et de psychologie allemande devraient bien un jour découvrir qu’il y a eu une psychologie française. Est-ce trop que leur demander, lorsqu’ils auront fait le tour du monde, de vouloir bien s’intéresser quelque peu à leur propre pays ?


PAUL JANET.