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dans ses tableaux. Mais M. Luminais n’a jamais été mieux inspiré que par l’épisode, assez obscur cependant, qui lui a fourni l’occasion d’une composition très originale et d’une excellente peinture. Les deux frères, victimes de la féroce vengeance de leur père, sont étendus dans une barque grossière et voguent ainsi, à l’aventure, portés par le courant du fleuve. Des linges qui enveloppent leurs pieds cachent leurs blessures, et une draperie jetée sur leur corps les recouvre comme d’un linceul. La souffrance est peinte sur leurs traits. L’un d’eux, pâle, moribond, laisse pendre son bras hors de la barque avec une expression indicible de langueur et d’épuisement : sa fin paraît imminente, et il est résigné. Le visage de l’autre, morne, contracté par le désespoir, révèle les anxiétés qui l’agitent encore. Aucun secours à espérer; autour d’eux les rigueurs de la nature semblent conjurées : un ciel gris chargé de pluie, des côtes désolées, et dans cette solitude et ce silence, la Seine débordée dont le flot jaunâtre les presse de toutes parts. L’effet produit est saisissant, et le dessin comme la couleur secondent ici la clarté des intentions. Les détails archéologiques très ingénieux, comme ils sont toujours chez M. Luminais, s’effacent discrètement, et le paysage, plein de caractère et très habilement traité, reste subordonné à l’expression de ces souffrances et de cet effroi. C’est sur le côté pathétique de son sujet que l’artiste a insisté, et, à force de sincérité, la sympathie qu’il a témoignée à ces pauvres abandonnés a éveillé la nôtre.

L’expression des sentimens humains et les manifestations diverses que, suivant les temps et les lieux, elle comporte dans les occasions qui la mettent le mieux en relief, tel est en effet le principal but que doit se proposer ta peinture historique. C’est par là qu’elle touche à la grande peinture, qu’elle en appelle les qualités, qu’elle en mérite le nom. Mais, pour atteindre ce but, il lui a fallu de nos jours se compléter par l’acquisition de connaissances auxquelles il lui était autrefois permis de rester étrangère. Le respect des types humains et des aspects de la nature qui crée pour elle une sorte de géographie pittoresque, elle a dû l’étendre à travers le temps, puisque les monumens, les arts, le costume et jusqu’aux moindres objets diffèrent chez chaque peuple suivant les divers âges de son passé. L’ignorance autrefois complète de ces informations autorisait, jusqu’à une époque voisine de la nôtre, des naïvetés que nous pouvons trouver charmantes chez les peintres primitifs, mais qui seraient inexcusables aujourd’hui, puisque par des voyages ou des documens positifs, nous avons toute facilité de nous renseigner. Ces élémens de vérité historique, toujours supérieurs comme richesse à l’idée que nous pouvions nous en faire, sont ce! tes d’un grand prix. Ils offrent aussi un danger. Nécessaires pour mettre dans leur cadre