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d’Allemagne. Ses ressentimens l’entraînaient si loin qu’à Versailles, en présence d’une nombreuse assistance, le chancelier dut lui reprocher l’inconvenance qu’il commettait en affectant de ne point le saluer. Schneider, dressant la crête, lui répondit : « Il me semble que de nous deux c’est moi qui suis l’aîné. » Cette réponse est en vérité le couronnement de sa vie; les historiens futurs la graveront sur l’airain; en fin de compte, c’est par là que Schneider appartient à l’histoire[1].

Quelque agréables qu’ils puissent être, le fond des Mémoires de Schneider paraît un peu mince quand on songe que l’auteur a vécu pendant de longues années au centre des plus grands événemens et qu’il était en situation de tout voir et de tout savoir. Il allègue par forme d’excuse qu’en ce qui concerne la guerre franco-allemande, il a évité à dessein de parler de beaucoup de choses qu’il savait, qu’il a consigné ses plus précieux souvenirs dans de courtes notices, qui ne verront le jour qu’après la mort des intéressés, « alors qu’on ne pourra plus le soupçonner de vouloir gagner de l’argent ou satisfaire sa vanité, » à quoi il ajoute en profond philosophe que la vanité nous quitte avec la vie. Ceci nous rappelle qu’un Polonais disait naguère à un romancier de notre connaissance : « Quel beau roman vous pourriez écrire si je vous racontais ma vie! » Qu’à cela ne tienne, répliqua le romancier mis en appétit, je suis tout oreilles. — Le Polonais se gratta le front; après avoir un peu rêvé ; « Malheureusement, reprit-il, ce qu’il y a d’intéressant dans mon histoire, je ne peux pas le dire, et ce que je peux dire n’est pas intéressant. » Les Mémoires de Schneider nous révèlent tous les secrets d’une curieuse destinée de comédien parvenu; mais on ne peut s’empêcher de croire que ce qu’il a dit est moins intéressant que ce qu’il aurait pu dire. Hormis quelques anecdotes piquantes, hormis un léger crayon de la vie des cours et une peinture assez colorée des tempêtes qui agitaient le Berlin révolutionnaire de 1848, ces trois volumes de quatre cents pages ne nous font connaître que Louis Schneider. C’est bien quelque chose ; peut-être n’est-ce pas assez.


G. VALBERT.

  1. Cette réponse est relatée dans l’ouvrage anonyme Berlin und Petersburg dont nous avons parlé tout récemment ici même, et que la version la plus accréditée attribue à M. Eckardt de Hambourg, auteur de trois volumes intéressans sur la société russe. On prétend que c’est M. de Bismarck qui lui a mis la plume à la main, dans le temps où, certain d’attirer l’Angleterre dans l’alliance austro-prussienne, le chancelier de l’empire ne se souciait plus de ménager la Russie. Malheureusement l’écrivain hambourgeois n’a pas été assez expéditif, et son pamphlet a paru au lendemain des élections anglaises, qui déconcertaient tous les calculs et tous les plans. M. de Bismarck, paraît-il, a été chagriné de ce contre-temps; mais il a dû lire avec plaisir dans ce livre un peu tardif les pages consacrées à la mémoire du russophile Schneider ; ce pauvre homme y est traité avec une rigueur qui touche à l’injustice et qui respire la rancune.