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me marchandait pas ses empressemens. Je ne me suis jamais défendu contre de telles impressions, mais au contraire je leur sais gré de me préserver d’une sotte outrecuidance. » En 1870, il savoura en vrai gourmet les gracieuses attentions qu’on avait pour lui, les amitiés que lui faisaient les princes, le plaisir de converser avec eux et de s’asseoir à leur table. A vrai dire, il éprouva à Varennes une mortification assez vive, en entendant un pensionnat de jeunes filles s’écrier tout d’une voix : « Qui est ce monsieur ? serait-ce un aumônier ou un apothicaire ? » S’approchant d’une jalousie, il leur cria : « Pardon, mesdames, ni apothicaire ni aumônier, mais bien le rédacteur des bulletins de batailles de sa majesté le roi de Prusse. » Il fut bien dédommagé de cette mésaventure lorsqu’après la signature de l’armistice, se promenant à Saint-Cloud, il eut l’agréable surprise d’être salué respectueusement par un groupe d’officiers prussiens, qui avaient pris ce petit homme corpulent pour M. Thiers ; il n’eut garde de les détromper. En 1851, il avait été pris pour M. de Manteuffel, président du ministère prussien. Voilà deux bonnes fortunes auxquelles son amour-propre fut sensible.

Schneider a dressé dans ses Mémoires l’état le plus circonstancié des quatre cent quinze lectures qu’il eut l’honneur de faire à Frédéric-Guillaume IV, et dans ses narrations de voyages il apporte beaucoup de minutie à nous raconter l’heur ou le malheur de chacune de ses couchées. Il ne faut pas lui faire un crime de cette surabondance de détails oiseux ; c’est un péché véniel. Ce qu’on a plus de peine à lui pardonner, ce sont des silences qui étonnent. A qui se vante d’avoir vécu sur l’Olympe, on demande volontiers des nouvelles de Jupiter. Il semble que Schneider n’ait pas vu Jupiter ou qu’il n’ait pas voulu le voir. Si nous ne possédions pas d’autre document que son livre sur l’histoire de ces vingt-cinq dernières années, il nous serait impossible de deviner qu’il y a eu de son vivant à Berlin un homme assez considérable qui s’appelait M. de Bismarck, et qui a exercé une certaine influence sur les destinées de la Prusse. A peine a-t-il une ou deux fois jeté négligemment ce nom à la fin d’une ligne ; mais son silence n’est pas de l’oubli, c’est une vengeance. M. de Bismarck, en arrivant au pouvoir, s’avisa que l’ancien comédien se mêlait de dire son mot dans certaines affaires qui ne le regardaient point, et on assure qu’en plus d’une rencontre il le remit à sa place. D’ailleurs, en sa qualité de pur royaliste, de légitimiste immaculé, Schneider, qui se proclamait lui-même le dernier des particularistes prussiens, considérait l’illustre conseiller du roi Guillaume comme un dangereux révolutionnaire, comme un malfaiteur politique, comme le destructeur de la vieille bonne Prusse, dont il avait de ses mains creusé la fosse. Schneider lui en voulait d’avoir doté son pays du suffrage universel, il avait ses entreprises en horreur, il jugeait qu’un roi de Prusse déroge en devenant empereur