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Il faut se défier, dans les Pyrénées comme dans les Alpes, des traditions locales qui font passer Hannibal par tant d’endroits qu’il aurait dû avoir le don d’ubiquité. Il n’est presque pas de vallée pyrénéenne qui ne prétende à l’honneur d’avoir vu défiler la grande armée carthaginoise. Les écrivains les plus compétens sont d’avis qu’il ne s’éloigna pas trop de la mer, et beaucoup d’entre eux désignent le col de Pertus. Mais le commandant Hennebert, pour raisons militaires, pense qu’il se rapprocha plus encore de la côte et qu’il passa en Gaule par les défilés de Massane et de Banyuls. Cette traversée paraît s’être opérée assez pacifiquement. Le premier grand campement de l’armée carthaginoise sur le territoire gaulois fut à Illiberis ou Elne[1].

La Gaule méridionale était possédée, en ce temps-là, des Pyrénées orientales jusqu’au Rhône et même au delà, par la puissante nation des Volques, venue du nord deux ou trois siècles auparavant, et qui se partageait elle-même en Volques Tectosages (enfans de Tectos) et en Volques Arécomiques (habitans du pied des montagnes, des Cévennes). Avant de s’engager sur leur territoire, Hannibal convia leurs principaux chefs à une entrevue. Ceux-ci n’acceptèrent pas sans défiance. Mais, déterminés par les avances d’Hannibal qui leur offrait d’aller les trouver lui-même à Ruskino, ville très ancienne, de fondation peut-être punique, située sur la Tet, ils se rendirent près de lui. On prétend qu’une des clauses de la convention qui fut alors passée entre eux et lui, portait que les plaintes des Carthaginois contre les Gaulois seraient déférées à un tribunal composé de femmes gauloises, et qu’Hannibal accepta volontiers cette juridiction.

Il traversa la Gaule des Pyrénées au Rhône sans rencontrer, que nous sachions, d’hostilité notable. On nous dit que tantôt il persuada, tantôt il intimida, mais nous sommes plongés dans la nuit noire pour tout ce qui se rapporte à cette partie de son grand voyage. Est-il présumable qu’une pareille armée ait traversé tout ce pays sans que nulle part il se soit élevé de conflit entre elle et les indigènes? Le fait que cette armée était déjà passablement réduite en arrivant an Rhône, que la rive gauche du fleuve, quand elle voulut le traverser, était couverte de Gaulois décidés à lui disputer le passage, mais venus eux-mêmes en grande partie de la région qu’elle venait de parcourir, tout cela pourrait faire supposer que, chemin faisant, il s’éleva plus d’une difficulté suscitée par la défiance, ou la versatilité, ou la cupidité des populations intermédiaires. La

  1. Le nom d’Elne est la contraction de celui d’Hélène, mère de Constantin, sous le règne duquel cette ville fut reconstruite.