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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/789

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d’une grande histoire, une vieille page que le vent va emporter bientôt. A côté de cette destinée presque accomplie, M. Thiers arrivait avec toutes les espérances, tout l’orgueil du présent et de l’avenir. Il racontait d’un air hardi les agitations qui ont passé sur l’Europe depuis trente ans. Son discours était vivant ; on entendait presque rouler les canons de vendémiaire ; on voyait la poussière de Marengo et les aides de camp courir à travers la fumée du champ de bataille : tout cela raconté devant des hommes qui avaient vu César, et le consulat et l’empire, et par un jeune homme qui avait concouru à une grande révolution après avoir écrit l’histoire d’une autre révolution, tout cela avec le sentiment que lui aussi serait un jour dans l’histoire. En sortant de l’Institut, je n’ai plus vu sur la place Vendôme qu’une grande statue de cuivre immobile et les nuages qui couraient au-dessus comme les agitations du jour au-dessus des souvenirs du passé. Cette séance d’académie a défrayé la conversation pour huit jours. Puis sont venus les discours de M. Guizot et encore de M. Thiers à la tribune, puis celui de M. Berryer, — toujours des discours ! »

Franchissez quelques années à peine ; le piquant et ingénieux Doudan écrit encore d’un tour humoristique qui peint cette vive nature en mouvement : « M. Thiers dînait ici lundi. Il a parlé sur l’Afrique avec une vivacité qui a charmé Albert entre autres, disant que c’était le seul instinct un peu désintéressé, un peu héroïque qui restât au pays ; montrant Cet Atlas comme une sorte de séminaire guerrier où se formaient aux périls, à la vigilance, au sang-froid les officiers de notre armée ; démontrant par tous ses souvevenirs militaires qu’il n’y avait pas de meilleures troupes que celles qui avaient combattu longtemps contre la cavalerie légère. On voyait, dans ses discours, les Arabes descendre, bride abattue, toutes les collines de l’Afrique, et l’infanterie française immobile, dissiper cet orage avec ses feux réguliers ; puis les souvenirs d’Egypte, et les sabres recourbés des mameluks, et les noms d’Héliopolis et des Pyramides, et la légion romaine contre les cavaliers numides. M. d’Haubersaert n’avait pas l’air ému le moins du monde, et il persistait, malgré les Numides, malgré les journées d’Heliopolis et du Thabor, à compter sur ses doigts combien nous avions de soldats en Afrique, combien nous en avions perdu par la fièvre, combien sur les routes de Constantine et de Mascara. Et M. Thiers ramenait contre lui avec une sorte de furie française toutes les armées invincibles formées en Afrique, avec leurs beaux étendards déchirés dans les batailles, et tout le chœur des âmes héroïques formées par la guerre… M. de Canouville écoutait tout ce tumulte en silence, et après le départ de M. Thiers, il me dit : « C’est singulier,