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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/800

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bon sens en même temps qu’il a esprit, talent et courage; mais je crains que sa situation ne soit longtemps en équilibre et qu’il lui soit, bon gré mal gré, difficile de faire un mouvement. » Là précisément était le point délicat.

Tant qu’il ne s’agissait que des affaires intérieures, M. Thiers, tacticien habile, pouvait se jouer des difficultés, et il avait su, en effet, gagner la fin de la session en gardant cet équilibre dont parlait M. de Barante. Les affaires extérieures, sans offrir pour le moment aucune apparence de gravité, pouvaient être troublées à l’improviste par un de ces incidens devant lesquels il y a une résolution décisive à prendre, et c’est ce qui arrivait à l’occasion des affaires d’Espagne, à propos de l’exécution de la quadruple alliance. Cette question espagnole n’avait rien de nouveau sans doute ; elle avait été débattue plus d’une fois dans les conseils, dans les négociations de la diplomatie, entre l’Espagne et la France, entre la France et l’Angleterre. Deux politiques se trouvaient sans cesse en présence au sujet de la mesure de protection qu’on devait à la jeune royauté d’Isabelle II, assaillie à la fois par l’insurrection carliste du nord et par les mouvemens révolutionnaires de Madrid. Le roi, avec sa prudence, voulait qu’on s’en tint à l’interprétation la plus limitative du traité de la quadruple alliance, qu’on intervînt le moins possible. « Aidons les Espagnols du dehors, disait-il, mais n’entrons pas nous-mêmes dans leur barque; si une fois nous y sommes, il faudra en prendre le gouvernail, et Dieu sait ce qui nous arrivera... N’employons pas notre armée à cette œuvre interminable, n’ouvrons pas ce gouffre à nos finances, ne nous mettons pas ce boulet aux pieds en Europe. » M. Thiers, déjà sous le 11 octobre, bien plus encore après le 22 février, voyait, au contraire, un intérêt de premier ordre pour la révolution de juillet et, pour la France, à ne pas laisser en péril la monarchie constitutionnelle espagnole, à la protéger par une action concertée avec l’Angleterre. On n’avait pas réussi à s’entendre et on avait fini comme toujours par des demi-mesures : une légion auxiliaire, des secours d’armes et de munitions, une coopération équivoque, lorsqu’une révolution plus menaçante que toutes les autres pour la royauté nouvelle d’Espagne éclatait à la Granja et à Madrid au mois d’août 1836. Le conflit des deux politiques se ravivait aussitôt dans toute son intensité à Paris. Le roi Louis-Philippe ne voyait dans les scènes révolutionnaires de la Granja qu’un motif de plus de redoubler de réserve et même de dissoudre les corps auxiliaires qui se formaient sur la frontière des Pyrénées, tandis que M. Thiers brûlait d’impatience d’agir. Le jeune et impétueux président du conseil se sentait appuyé par six de ses collègues ralliés à son opinion.