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les réformes qu’elle en attendait n’ont pas encore été entamées que la Russie a tant de peine à se défaire des complots nihilistes. On peut dire en effet que la dernière guerre a soudainement posé devant l’opinion et le gouvernement la question de l’émancipation politique.

Un pareil phénomène n’a rien d’étonnant. Les guerres extérieures ont souvent au dedans un contre-coup qui fait époque dans la vie des peuples. En mettant en jeu toutes les forces et toutes les ressources de l’état, la guerre en montre aussi comme un verre grossissant tous les défauts et les taches. En exaltant le patriotisme national à l’heure même où elle en renverse les illusions, la guerre et surtout une guerre longue, disputée, coûteuse, comme celle de Bulgarie, une guerre dont ni les succès n’ont été aussi rapides ni les résultats aussi grands qu’on l’avait espéré, force une nation à s’examiner elle-même et à juger ses chefs; elle la rend vis-à-vis du pouvoir défiante et exigeante, parfois jusqu’à l’injustice.

À ce compte, les diversions belliqueuses tentées par les gouvernemens dans l’embarras pour détourner les esprits des affaires intérieures ne sont le plus souvent qu’un faux calcul d’esprits à courte vue. Ce n’était pas là, nous le savons, le cas de la Russie dans son conflit avec la Turquie. Contrairement aux préjugés invétérés de l’étranger, c’est de la société et de la nation, c’est de Moscou et du cœur de la Russie, non de la cour et des ministères qu’est partie l’initiative de la campagne entreprise au profit des Slaves du Balkan[1]. Ce caractère national et populaire de la guerre ne pouvait du reste qu’en accroître le contre-coup et l’influence au dedans. Plusieurs des hommes qui, dans la presse et les comités slaves, avaient le plus poussé à recourir aux armes, l’avaient fait avec le vague espoir d’amener par les secousses du dehors un changement dans la direction politique intérieure; et ce qui d’avance n’était que le calcul du petit nombre est après devenu le rêve de beaucoup.

Une guerre d’émancipation, comme celle faite par les Russes en Orient, suscite forcément chez les libérateurs des appétits de liberté. On rapporte toujours quelque chose des biens qu’on prétend porter à autrui. Ces mots d’autonomie, d’affranchissement, d’indépendance, bien que pris dans un autre sens, ne retentissent pas impunément aux oreilles des hommes. On avait déjà pu s’en apercevoir en Russie après la chute du premier empire français; les officiers russes revenus de la guerre d’émancipation contre Napoléon en avaient rapporté les idées d’où sortit l’insurrection de 1825. L’impression laissée

  1. Voyez dans la Revue du 15 décembre 1876 l’étude intitulée : les Réformes de la Turquie, la Politique russe et le Panslavisme.