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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/805

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I.

La guerre de Bulgarie a hâté la marche des événemens, elle n’en a point détourné le cours. Tous ces besoins nouveaux, ces vagues instincts de liberté qu’elle a fait surgir, lui sont antérieurs; ils n’ont fait qu’en recevoir une impulsion soudaine. La campagne de 1877-1878 n’a été que la cause occasionnelle et superficielle de l’agitation dont elle a été suivie. Des raisons plus profondes et d’un ordre permanent acheminaient l’empire à une transformation politique, indépendamment de toutes les désillusions et de toutes les rancunes de la guerre ou de la paix.

Sans constitution, sans droits politiques, la Russie n’est pas encore un état moderne; comme la Turquie, elle est à peine un état européen. Or, chez elle comme en Turquie, y a-t-il dans le sang ou le génie du peuple, y a-t-il dans son histoire, dans sa religion, dans ses traditions, y a-t-il dans sa constitution sociale ou dans le fonds national quelque chose qui la sépare assez des autres peuples chrétiens pour lui interdire toute part à ces libertés politiques dont jouissent plus ou moins aujourd’hui toutes les nations européennes? Nous en revenons ainsi à notre point de départ. La Russie est-elle si radicalement différente de l’Europe, appartient-elle si peu à notre continent et à notre civilisation qu’elle soit vouée par la nature et par une sorte de fatalité ethnique à un type de société et à une forme de gouvernement radicalement dissemblables?

Des hommes également sincères et éclairés sont partagés sur ce point; il n’y a pas à s’en étonner. La Russie tient trop à l’Europe, elle en a depuis deux siècles trop subi l’influence pour s’en pouvoir aujourd’hui moralement isoler. Par un contact aussi prolongé, comment éviter la contagion des idées? Entre l’Occident et lui, l’empire des Romanof n’a pas d’épaisses montagnes qui détournent de ses frontières le grand courant libéral et démocratique de l’Ouest, comme le massif de la Scandinavie détourne de ses côtes le Gulf-stream de l’Atlantique ; le flot des idées européennes vient battre incessamment ses bords.

En même temps, par ses habitudes et ses besoins, par sa composition ethnique même, par ses traditions séculaires, ses préjugés, son éducation nationale, le vieil empire autocratique diffère encore trop de l’Europe pour en pouvoir emprunter les formes politiques et constitutionnelles. La Russie, en un mot, ne peut se tenir en dehors du courant libéral qui emporte l’Occident, elle ne peut non plus s’approprier les constitutions et les appareils politiques de l’étranger ; elle ne saurait se défendre de l’influence européenne et elle ne saurait copier l’Europe. Tel est le dilemme où,