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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/806

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après deux siècles d’emprunt et d’imitation, se trouve acculée la Russie de Pierre le Grand. Elle semble placée entre deux impossibilités et n’avoir que le choix des périls. Entre ces deux écueils n’y a-t-il point de passe libre?

A nos yeux, le problème n’est pas insoluble. S’il est vrai que la Russie ne peut demeurer dans le statu quo, il n’est nullement certain qu’elle ne puisse changer de régime et accommoder son gouvernement à la moderne. Toute la question est dans la mesure et la forme de cette évolution.

Aux vagues et dangereuses aspirations qui, au contact de l’Europe, bouillonnent dans la jeunesse et les classes instruites, il faut une issue légale, et cette issue ne peut être donnée que par la liberté, par des droits et franchises politiques, par une charte ou une constitution. Peu importent les mots et les noms : ce qu’il faut à la Russie, c’est la chose, c’est une représentation nationale. A ce peuple officiellement muet depuis des siècles il faudra, sous peine de rendre toutes les catastrophes possibles, donner la voix et la parole; sur la scène politique, jusqu’ici remplie par le gouvernement et ses agens, il faudra faire monter ce nouvel acteur, énigmatique et obscur personnage dont les autres parlent sans cesse et que jusqu’ici on n’a ni vu, ni entendu; il est temps de le faire sortir de la coulisse, de le produire devant le public, ne serait-ce que pour jouer le rôle du chœur antique et donner la réplique aux premiers sujets.

Ce besoin de liberté politique est déjà fortement senti des Russes, il ne l’est peut-être pas cependant chez les classes cultivées même autant qu’on se l’imagine parfois à l’étranger, autant qu’il semblerait devoir l’être. Parmi les esprits éclairés il en est beaucoup qui, tout en étant très avancés et parfois radicaux pour l’Occident, restent opposés chez eux à toute tentative constitutionnelle prochaine, ou n’envisagent cette perspective qu’avec de sombres appréhensions. Eh quoi! disent-ils, comment! sous prétexte découper court à nos difficultés, nous jeter en de nouvelles plus graves peut-être? A quoi bon entreprendre une tâche pour laquelle nous sommes si mal outillés et dont les matériaux mêmes nous font encore défaut? C’est prétendre parfaire et couronner l’édifice des réformes avant que les étages inférieurs en soient achevés; ne ferait-on pas mieux d’en affermir et élargir les assises? Quelle constitution irait à notre inexpérience, à notre ignorance, à notre paresse, à notre routine? Ce qu’il nous faut, c’est une bonne et honnête administration, c’est une droite et libre justice, c’est l’abolition de la IIIe section, la suppression de la vénalité et de l’arbitraire administratifs. En fait de self-government, ce qui nous sied, c’est le self-government local, c’est le développement de nos institutions