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assez homogène pour recevoir une constitution unitaire. Toutes les provinces y pourraient rentrer, même les régions les plus habitées de la Sibérie. Pour le Turkestan et l’Asie centrale, ce ne sont que des colonies militaires qui, de longtemps, ne sauraient être régies autrement que par des lois spéciales.

Cette objection écartée, il en surgit devant nous une autre analogue et plus grave encore. Quand, au moyen d’autonomies locales, il serait possible d’éliminer les principaux élémens divergens, — qu’on laisse de côté toutes les différences de race, de religion, de traditions, toutes les aspirations nationales et les instincts réfractaires, — en dehors des allogènes de tout genre et des tribus d’origine étrangère, au cœur même de la sainte Russie, chez ce peuple ethnologiquement si compact, il y a, au lieu d’une nation homogène, deux peuples divers et superposés, deux peuples différens de culture, de tendances, de besoins, deux Russies qu’on ne saurait sans démence mettre au même régime en leur accordant les mêmes libertés. En haut, à la surface, il y a la Russie moderne et européenne, la Russie pétersbourgeoise, comme disent ses détracteurs[1], en dessous, il y a la Russie russe, la vieille Russie moscovite. Avec quelle charte et quelles franchises constitutionnelles donner à la fois satisfaction à l’une et à l’autre? Par quelle ingénieuse combinaison répondre du même coup à des aspirations, à des idées et des penchans aussi différens et opposés? Pour laquelle de ces deux Russies faudrait-il rédiger une constitution? Le nécessaire de l’une ne serait-il pas le superflu de l’autre? Ce qui conviendrait à la première, ce qui pour elle semblerait utile et indispensable ne serait-il pas pour la seconde un luxe nuisible ou un objet de scandale?

En tout pays, le point important, c’est de ne pas laisser passer l’heure où la nation commence à être mûre pour être associée au gouvernement, mais en Russie comment fixer un tel moment? Les hautes classes, les couches supérieures de la société, peuvent sentir depuis des générations le besoin d’émancipation politique alors que les masses populaires demeurent entièrement étrangères à tout sentiment et à toute notion de ce genre. De quelque façon qu’on s’y prenne, une partie de la nation devra longtemps attendre des droits pour lesquels elle se sent mûre, ou l’autre devra être mise prématurément en possession de franchises dont elle ne saurait user. Si elle ne vient pas trop tard pour les uns, la liberté politique viendra trop tôt pour les autres. Entre ces deux alternatives, où trouver un milieu ? Par quel mécanisme ouvrir une issue aux aspirations d’en haut sans ouvrir la porte aux instincts grossiers et

  1. L’expression est du prince Mechtcherski.