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dit, sont las d’imitation : en fait de liberté et de constitution, ils voudraient que leur patrie pût être originale, et de quelle façon l’être? Un peuple qui en pareille matière sentirait bien sa propre originalité se préoccuperait moins sans doute d’en faire preuve. J’ai rencontré plus d’une fois des Russes de tempéramens différens et d’opinions diverses qui me disaient, avec une sorte d’ingénuité : « Nous ne pouvons, il est vrai, longtemps nous passer de libertés politiques, mais il nous faudrait autre chose que tout ce qui se rencontre au dehors. Vos constitutions européennes sont trop compliquées, trop formalistes, trop étriquées pour nous; un tel habit n’irait pas à notre taille, il se déchirerait à chacun de nos mouvemens. Nous avons besoin de quelque chose de plus large, de plus ample, de plus simple et de plus populaire en même temps. » Et quand je les poussais à sortir du vague, à préciser leurs vues, ils ne trouvaient d’ordinaire rien de plus défini et se bornaient à répéter avec conviction : «Assez d’emprunts, assez d’imitations; il nous faut quelque chose de national, d’indigène, de russe, de slave. »

La guerre de 1877-1878, en surexcitant la fibre patriotique a dans certain cercle, remis en honneur les tendances slavophiles ou nationales qui, au milieu du règne d’Alexandre II, étaient tombées en défaveur. Moscou est plus que jamais entiché de l’idée d’être original. En fait de constitution et de liberté politique, malheureusement, le plus sûr moyen de rester original, d’être toujours russe, ce serait de n’avoir ni constitution ni liberté. Beaucoup de Russes, en effet, voudraient découvrir pour leur immense patrie de nouveaux procédés de self-government, une nouvelle manière d’être libre; beaucoup seraient humiliés de l’être à la façon des petits peuples d’un Occident pourri et décrépit, à la façon des Anglais ou des Belges par exemple. Sur ce point, leur patriotisme peut se rassurer, ils n’ont de longtemps rien de pareil à redouter.

Ce dédain des sentiers battus et ce désir d’arriver au but par des voies non frayées, cette sorte de honte de paraître imiter des nations visiblement plus âgées, plus mûres, plus cultivées, cette propension à rêver de combinaisons politiques innomées et de nouvelles formes de liberté dont les contours indistincts ne peuvent sortir de la vaporeuse région des songes, toute cette présomption et cet orgueil national, jusqu’ici stériles, ne sauraient étonner chez un peuple jeune, dans un grand pays fier de sa grandeur où des patriotes d’opinions fort différentes font chaque jour le procès de la civilisation occidentale et de notre maigre culture bourgeoise, où des écrivains éloquens et éclairés se demandent solennellement si la terre russe ne porte pas en germe les semences d’une autre civilisation, d’une autre société, d’un autre état politique