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GUSTAVE FLAUBERT


On ne doit aux morts que la vérité, dit un commun proverbe. Est-ce donc pour cela qu’à peine entrés dans la tombe, il s’élève autour d’eux un tel concert d’éloges, tellement hardis, tellement outrés, tellement extravagans, que, si leurs prétendus admirateurs avaient juré de les déconsidérer à force d’adjectifs, on ne voit pas qu’ils eussent pu s’y prendre autrement? Amas d’épithètes, mauvaises louanges, on l’a dit, il faut le répéter. L’auteur de Madame Bovary vaut mieux que ces éclats d’admiration banale. S’il n’est pas de ceux qui laissent, en disparaissant, un vide derrière eux, parce qu’après tout ceux-là seuls vraiment laissent un vide qui sont frappés en pleine maturité de leur talent, en plein progrès, en pleines promesses d’avenir, il est de ceux au moins qui laissent dans l’histoire de la littérature d’un siècle une trace profondément empreinte. Il a donc le droit d’être jugé dès à présent sur ses œuvres, sans esprit de flatterie, comme sans intention de dénigrement.


Avant tout et par-dessus tout Flaubert fut un artiste : artiste par ses qualités, artiste aussi par ses défauts. Précisons en effet ce que ce mot, qu’on emploie, comme tant d’autres, un peu au hasard, enferme de sens différens, ou plutôt sachons discerner ce qu’il contient, tout au fond, de restrictions implicites à l’admiration dont il semble, au premier abord, qu’il soit l’expression absolue. Si, comme le dit Flaubert lui-même assez lourdement, si « les accidens du monde, dès qu’ils sont perçus, vous apparaissent comme transposés pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous semblent pas avoir d’autre utilité, » c’est-à-dire si vous considérez le monde, la nature, la vie, l’homme enfin comme des