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penchaient pour lui faire des complimens ; la cour était pleine de calèches, on lui disait adieu par les portières, le maître de musique passait en saluant, avec sa boîte à violon. Comme c’était loin tout cela! comme c’était loin[1] ! » Ici même, l’année dernière, parlant des Rois en exil, nous avons essayé de montrer ce qu’il y avait d’originalité pittoresque dans cet emploi de l’imparfait. Ce serait l’occasion d’insister et de montrer ce que nous pourrions appeler la valeur poétique aussi de ce temps, — qui n’est plus le présent et qui n’est pas encore le passé. « Elle avait une façon gentille... les messieurs se penchaient.., la cour était pleine de calèches... on lui disait adieu par les portières... le maître de musique passait... » Et elle a raison de dire : « Comme c’était loin, tout cela! » Oui, comme c’était loin! mais non pas à toujours évanoui! comme c’était loin ! mais comme au plus profond de sa mémoire elle en gardait le cher, et vivant, et riant souvenir ! Comme c’était loin ! et pourtant comme c’était encore près d’elle! Avec quelle joie mouillée de tristesse elle évoquait toutes ces images pâlies, mais non pas effacées, flottant elle-même pour ainsi dire entre le regret des bonheurs qui ne reviendront plus et le charme si profondément humain de s’en souvenir ! Nous avons vu tout à l’heure un commencement de psychologie s’introduire dans cette littérature : nierez-vous qu’ici ce soit une veine de poésie qui s’infiltre insensiblement?

Mais le procédé sur lequel je veux attirer l’attention, c’est ce procédé par lequel on immobilise le personnage dans une attitude et par lequel, transportant comme au dedans de lui le mouvement de l’action qui se ralentit, c’est l’histoire de sa vie passée qu’on nous raconte par fragmens successifs, ou bien encore le tumulte et la confusion de ses rêves d’avenir sur lesquels on jette une lueur subite. Vous voyez la portée du moyen. C’est qu’il suffira de quelque finesse des sens pour qu’un rien devienne prétexte à ces sortes d’évocations. Si vous remontiez jusqu’à ses origines, peut-être les retrouveriez-vous dans un passage des Confessions, à l’endroit où Jean-Jacques, après trente ans passés, apercevant, comme jadis, aux jours de sa jeunesse, « quelque chose de bleu dans la haie, » pousse

  1. Voyez les exemples : Madame Bovary, p. 9, 12, 18, 32, 35, 36, 40, 43, 48, 56, 62, 105, 121, 155, 174, 190, 216, 217, 220, 246, 248, 249, 279, 290, 296, 313, 321, etc.; l’Education sentimentale, p. 29, 84, 85, 105, 119, 148, 236, 310, 385, 388, 395, 400, 483, 496. On en trouverait plusieurs aussi dans Salammbô. S’ils y sont moins nombreux, c’est un exemple de la réaction des sujets sur les moyens qui peuvent servir à les traiter. Un sujet comme Salammbô permet une intervention de l’auteur beaucoup plus active et plus constante. On y peut user de la description pour son compte, il n’y a pas intérêt à la faire faire par les personnages eux-mêmes.