Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/88

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’est là un itinéraire conforme aux données historiques, répondant bien aux exigences de l’opération en elle-même. La sûreté et la rapidité de l’expédition y trouvent également leur compte.

Nous résumerons donc la direction de marche conformément aux lumineuses considérations du commandant Hennebert en disant qu’Hannibal, parvenu au confluent de l’Isère et du Rhône et s’étant assuré par son habile intervention l’alliance du parti dominant chez les Allobroges, remonta d’abord le cours de l’Isère jus- qu’à Cularo (Grenoble), puis s’enfonça dans la vallée du Drac, qu’il remonta jusque près de ses sources, atteignit de là les régions de la haute Durance, puis les contours du Mont-Genèvre et descendit sur Turin par la vallée du Chisone. Il nous reste à raconter les incidens de cette pénible ascension.


VI.

Au moment de quitter les confins de l’Ile de Gaule et quand ils se virent directement en face de ces masses montagneuses qu’il s’agissait de franchir, les soldats d’Hannibal furent saisis d’une terreur indéfinissable, à laquelle se mêlait le sentiment d’une sorte de profanation, comme si c’eût été défier les dieux que de se lancer dans une pareille entreprise. Il y avait beaucoup de Gaulois dans cette armée, et les Gaulois éprouvaient une crainte religieuse à la vue des hautes montagnes. N’était-ce pas une impiété que de vouloir pénétrer en armes au fond de ces redoutables sanctuaires où trônaient les Matrones dans leur immuable majesté[1] ? Les anciens s’exagéraient les dimensions des Alpes. Strabon leur attribuait une hauteur de 18 kilomètres et demi, le double de l’Himalaya. Pline, facilement ami de l’énorme, donne à quelques pitons une altitude de 50,000 pas ou 74 kilomètres. L’imagination de soldats ignorans et superstitieux pouvait donc bien se laisser gagner par l’effroi ; Hannibal les rassura de son mieux. Il leur montra les guides qui étaient venus le trouver de par delà les monts. « Ont-ils des ailes ? » demanda-t-il ironiquement à ses trembleurs, « et les Alpes n’ont-elles pas laissé passer jadis des colonnes entières d’hommes, de femmes et d’enfans ? » Puis il fit faire des prières,

  1. Parmi les nombreuses inscriptions votives dédiées aux Matrones, dont le culte survécut à la conquête, il en est une très curieuse (coll. de Muratori, XVIV, II) gravée au-dessus d’une pierre sculptée représentant en relief une chaîne de Matrones, au nombre de cinq, debout, se tenant par les mains deux à deux, mais de manière que chacune d’elles ait une main prise par sa voisine et l’autre main par celle qui suit celle-ci. Elles forment donc une barrière continue. Cet ingénieux symbole peint bien l’enchevêtrement des montagnes et l’impossibilité de trouver un passage sans leur faire violence et les irriter.