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le jeune homme de sa famille, ou plutôt parce que les grades ne s’y achetaient pas et que l’on y faisait son chemin plutôt par le mérite que par la fortune. Toutefois le service à la mer restait très populaire dans les classes moyennes, où se recrutait de préférence le corps des officiers de vaisseau. Les grands noms de Byng, d’Anson, de Rodney étaient connus de tout le monde. Les merveilleux succès d’Aboukir et de Trafalgar firent croire aux Anglais qu’ils étaient invincibles sur mer. Pour sûr, l’Océan leur appartint alors. Une autre considération contribua sans doute à conserver la popularité dont les marins avaient joui pendant les guerres antérieures. Ils restaient dans les ports ou dans les colonies, ou bien ils naviguaient sous les latitudes lointaines. On entendait parler d’eux plus qu’on ne les voyait. Il n’y avait pas à craindre pour eux, comme pour les soldats de l’armée de terre, qu’un gouvernement autoritaire voulût les faire intervenir dans les événemens de la politique intérieure.

Malgré de récens succès, il y avait dans les équipages de vaisseau aussi bien que dans les régimens un vice d’organisation dont un gouvernement prévoyant aurait dû se préoccuper plus qu’on ne le faisait. Le recrutement volontaire ne suffisait pas à remplir les cadres. Pour l’armée de terre, on y pourvoyait soit en élevant le taux de la solde et des primes d’engagement, soit en enrôlant des étrangers ; pour la marine, le moyen était moins onéreux, mais plus brutal. On enlevait de force dans les faubourgs des ports des hommes qui, transportés sur le pont d’un navire, s’y trouvaient obligés de servir bon gré mal gré pendant tout le cours d’une campagne. Quel prodigieux excès d’arbitraire de la part d’une nation qui se vantait de n’être composée que de citoyens libres ! C’est qu’il faut bien comprendre ce que l’Anglais des classes élevées désignait par le mot de citoyen. Il n’appliquait ce titre ni au paysan, ni à l’ouvrier vivant d’un salaire quotidien, ni surtout à l’indigent nourri de ses aumônes. Le citoyen, c’était son semblable, l’homme instruit ou fortuné qui possédait comme électeur, comme fonctionnaire, comme officier, une part, si petite fût-elle, de la puissance publique.

Telle était la base étroite sur laquelle reposait le gouvernement oligarchique de la Grande-Bretagne. Il est juste d’ajouter que d’éminens esprits en avaient déjà contesté les principes. L’année 1776 avait vu paraître deux livres dont l’influence devait être considérable. Par son ouvrage sur la Richesse des nations, Adam Smith battait en brèche les vieilles idées de balance du commerce, de protection commerciale. Il professait que le négociant, l’ouvrier, le capitaliste doivent rester libres d’employer leur travail ou leur industrie de la façon qu’ils préfèrent sans que l’état ait à les protéger ou à les guider. Plus audacieux, s’attaquant aux fondemens