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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 40.djvu/114

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nous accueillons mal ceux qui viennent d’eux-mêmes nous trouver, personne ne sera plus disposé à nous écouter et à nous suivre. »

Il est sûr que l’exemple de Pégase devait donner à réfléchir et que ce n’est pas un sort très enviable de se trouver en butte aux haines des deux partis, d’être détesté de l’un et suspect à l’autre. Aussi peut-on affirmer sans crainte que le clergé chrétien ne se laissa pas séduire par ces sacerdoces que Julien offrait si libéralement à ceux qui embrassaient sa foi. Dans le peuple, les convertis furent sans doute plus nombreux ; mais, si quelques hommes cédèrent, les femmes paraissent avoir résisté. Julien, qui leur en voulait de la part qu’elles ont eue à la propagation du christianisme, les accusait, même dans les maisons païennes, « de porter aux galiléens tout l’avoir de la famille. » Libanius prétend que, quand on pressait les gens d’aller au temple, ils répondaient « qu’ils ne voulaient pas faire de la peine à leur femme ou à leur mère, » ou que, s’ils se laissaient par hasard entraîner et consentaient à offrir un sacrifice, « de retour, chez eux, les prières de leur femme, les larmes qui coulaient la nuit, les détournaient de nouveau des dieux. » L’ancien culte ne fit donc, malgré tant d’efforts, que des conquêtes peu solides. Julien, qui était si convaincu de la vérité de sa doctrine, qui ne croyait pas qu’on pût résister à la lumière de Platon et de Porphyre, éprouvait une sorte d’impatience quand il voyait les gens rester insensibles aux argumens qui l’avaient conquis. Il avait cru qu’il suffirait de rouvrir les temples pour que la foule vînt de nouveau s’y précipiter. Les temples étaient rouverts, mais la foule n’en savait plus le chemin, ou si elle y venait à certains jours, il comprenait sans peine que ce n’était pas par dévotion, mais par flatterie, et qu’on cherchait à plaire à l’empereur plus qu’aux dieux. Aussi trouve-t-on, dans ses derniers écrits, la trace d’un découragement qu’il ne peut dissimuler. « L’hellénisme, dit-il dans une lettre, ne fait pas encore tous les progrès que nous voudrions. » Et ailleurs : « Il me faudra beaucoup de monde pour relever ce qui est si tristement tombé. » Mais le temps, ni les hommes n’y auraient rien fait, le succès n’était pas possible, et il se serait aperçu un jour que « ce qui était tristement tombé ne pouvait plus se relever. »

Est-ce un malheur qu’il n’ait pas réussi, et l’échec de son entreprise mérite-t-il vraiment quelques regrets ? Sur cette question, les sentimens sont partagés : tandis que des philosophes, qui ne sont pas suspects de bienveillance pour le christianisme, comme Auguste Comte, traitent Julien avec la dernière rigueur, d’autres pensent qu’il est fâcheux pour l’humanité que la mort ne lui ait pas permis d’exécuter ses projets[1]. Cette diversité d’opinions entre des gens

  1. C’est l’idée d’Émile Lamé, dans ce livre si étrange et si curieux qu’il a composé sur julien l’Apostat. Il approuve tout à fait « la tentative de Julica de fonder une église catholique et monothéiste, » il trouve « qu’en projetant d’établir au profit des empereurs et des dieux helléniques l’unité spirituelle qui s’est établie plus tard au profit des papes et des dieux chaldéo-juifs, il s’est élevé à une conception unique, qui fait de lui une figure unique dans l’histoire. Il nous conservait ainsi, cachées sous les broussailles de la théologie, la sagesse et la beauté antiques dont il a fallu après tant de siècles recueillir à grand’peine les restes à moitié défigurés par les chrétiens. » Il lui reproche seulement d’avoir perdu sa réforme religieuse, pleine de jeunesse et d’avenir en l’associant à la défense d’un empire vieilli et qui ne pouvait plus vivre. Si Julien avait abandonné l’Occident aux barbares, en les laissant s’établir dans les villes qui ne pouvaient pas leur échapper, s’il avait essayé de les convertir à l’hellénisme, a le christianisme était perdu et la civilisation sauvée. » Ainsi, selon Lamé, le succès de l’entreprise de Julien aurait fait le bonheur du monde.