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pas concevoir un motif supérieur et désintéressé, un motif proprement intellectuel ? — En premier lieu, il est de fait que je pense les autres : l’idée même du moi a pour corrélatif nécessaire l’idée d’autrui, à tel point que la seconde est indispensable à la première. Bien plus, outre vous et moi, je puis penser encore l’ensemble des hommes, l’ensemble de tous les êtres, l’humanité et l’univers. La pensée, elle, en son objet, n’est donc pas égoïste, et le passage du moi au non-moi, quoiqu’il soit encore pour les psychologues un mystère, n’en est pas moins un fait réel ; on pourrait même dire que la pensée, par son caractère impersonnel et objectif, est essentiellement « altruiste. » En second lieu, si je puis penser les autres êtres, ne puis-je pas aussi faire de l’idée d’autrui le « motif de ma volonté, » contrairement à l’assertion de Max Stirner et des benthamistes partisans de l’égoïsme radical ? — Je le puis en effet, et nous montrerons tout à l’heure que ce motif est en même temps un mobile. L’école anglaisé définit trop exclusivement l’homme comme un être sensible ; il est encore un être intelligent. Or quel est le motif capable de satisfaire l’intelligence, c’est-à-dire de lui procurer son plus parfait « ajustement à sa fonction ou à son milieu ? » Le caractère essentiel de l’intelligence, c’est, comme nous venons de le dire, de tendre à l’objectivité, par conséquent à l’impersonnalité et à l’universalité : ce qui est universel peut donc seul la satisfaire dans son exercice. Quand je fais usage de mon intelligence, je fais par cela même abstraction de mon moi et de ma sensibilité personnelle ; je ne vois plus de raison objective pour que mon bonheur soit préférable à celui de tous les autres ; je ne vois à cela que des raisons subjectives, raisons de pure sensibilité, dont l’intelligence a précisément pour tâche de faire abstraction. Tant qu’il reste devant ma raison un être privé de bonheur, elle n’est pas satisfaite dans sa tendance à l’universalité : pour que je sois vraiment heureux en tant qu’être raisonnable, il faut que tous les autres êtres soient heureux. C’est là le motif intellectuel qui, selon nous, vient s’ajouter au motif purement sensible, que les Anglais ont seul considéré.

Ainsi, en admettant que l’égoïsme règne primitivement, le psychologue doit reconnaître que nous arrivons tout au moins à concevoir un idéal supérieur : le désintéressement de l’être intelligent, sa tendance au bonheur universel. La conception de ce motif idéal n’a d’ailleurs rien d’incompatible avec les principes de l’évolution ; elle est même la vraie « conciliation de l’égoïsme et de l’altruisme » que cherche M. Spencer. En effet, au point de vue même de l’égoïsme, je jouirai davantage si je jouis, par sympathie, du bonheur de tous les autres êtres ; en même temps cette jouissance n’ayant rien d’exclusif et n’étant pas non plus le résultat d’un