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calcul intéressé, sera essentiellement altruiste. Aussi M. Spencer considère-t-il l’harmonie finale de tous les bonheurs comme le terme et le but suprême de l’évolution morale. Mais on peut aller plus loin encore et concevoir un idéal de désintéressement plus complet, qui consisterait à sacrifier par raison (non plus seulement par sympathie), son bonheur pour le bonheur de tous, au cas où il serait démontré que ces deux bonheurs sont inconciliables. On peut même concevoir un tel sacrifice fait sans espoir, sans la pensée qu’on jouira un jour personnellement de ce bonheur universel auquel on aura sacrifié sa jouissance présente, le bonheur de sa vie, sa vie même. Combien Bentham eût trouvé absurde et « ascétique » ce sacrifice sans compensation, cette dépense sans profit ! Mais Stuart Mill et M. Spencer sont obligés d’avoir recours à ce genre de sacrifice, parfois nécessaire dans la pratique : le soldat placé en sentinelle qui se fait tuer pour avertir de la présence de l’ennemi n’accomplit-il pas un des actes les plus élémentaires de la discipline, qui n’en est pas moins un acte d’héroïsme ? Seulement, pour amener l’humanité à mettre en pratique ce genre de désintéressement, toutes les fois qu’il sera nécessaire, et à réaliser ainsi le plus haut motif intellectuel, M. Spencer ne compte pas sur un autre mobile que les habitudes héréditaires d’altruisme et de dévoûment sympathique, produites mécaniquement par la solidarité des intérêts au sein de la société. C’est, en quelque sorte, par la seule soudure des égoïsmes et des sensibilités qu’il veut rendre l’individu altruiste. Nous, sans nier ce qu’il y a de vrai dans cette évolution mécanique des intérêts qui tendent à se confondre de plus en plus, nous la croyons insuffisante pour produire la conciliation finale de l’égoïsme et de l’altruisme[1]. Nous allons donc faire appel, pour réaliser de plus en plus l’idéal du désintéressement, à un autre moyen que le frottement mutuel des intérêts. Nous allons montrer qu’au lieu de cette action toute sensible, l’idéal, étant intellectuel, exerce une action tout intellectuelle aussi, sur laquelle les Anglais n’ont point assez insisté, et dont nous ferons le point de départ d’une évolution d’un nouveau genre.

Le plaisir sensible n’est pas, selon nous, le seul mobile réel qui agisse sur l’homme : nous avons vu tout à l’heure que l’intelligence, avec ses idées, peut être à elle-même son motif ; ajoutons maintenant qu’elle peut aussi, par elle seule et par sa propre vertu, devenir son mobile à elle-même. En d’autres termes, l’homme n’agit pas seulement sous l’impulsion du plaisir, il agit aussi par

  1. C’est un point qu’a bien mis en lumière l’auteur de la Morale anglaise contemporaine, p. 320 et suiv.