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maigres, à qui il ne reste que la peau et les os, il peut y avoir des républiques grasses et plantureuses, dont la maladie serait plutôt un excès d’embonpoint. Les républiques grasses, ayant le bonheur de posséder une armée qui ne se mêle pas de faire de la politique, se sentent suffisamment protégées contre le désordre et l’anarchie.

Le gouvernement démocratique est à certains égards le plus fort de tous les gouvernemens. Dans les temps de crise, dans les journées d’orage et de péril, il peut tout oser, tout exiger ; à lui seul il est permis de se faire exécuteur des hautes œuvres, de frapper sans ménagement, de se montrer implacable dans les répressions, d’avoir des muscles et de n’avoir point d’entrailles ni de nerfs. Rien n’est plus rare dans ce monde que le courage qui accepte toutes les responsabilités personnelles et qui porte jusqu’au bout son fardeau sans fléchir. « La peur des responsabilités, disait un grand personnage qu’il n’est pas besoin de nommer, est une maladie qui travaille tout particulièrement notre siècle, une maladie qui a pénétré jusqu’au sommet de la hiérarchie sociale. » Ce même homme d’état disait quelques années plus tard : « Depuis que je suis entré dans la vie politique, j’ai eu l’honneur de me faire beaucoup d’ennemis. Allez de la Garonne à la Vistule, du Belt au Tibre, promenez-vous sur les bords de l’Oder et du Rhin, et vous n’aurez pas de peine à vous convaincre que je suis l’homme de ce temps et de ce pays qui est le plus détesté. Je le sais et je m’en fais gloire. » Est-il beaucoup de politiques capables de tenir un si fier langage ? N’a-t-on pas vu des souverains qui s’étaient acquis un renom de courage et d’habileté, des souverains qu’on avait pu sans flatterie comparer à Ulysse, après avoir longtemps bravé les révolutions, lâcher pied tout à coup ? Assaillis par le dégoût ou l’inquiétude, le cœur leur a manqué ; ils se sont dit : Après tout, il ne s’agit que de moi, et derrière moi il n’y a personne. C’est un genre d’angoisses que ne connaissent pas les gouvernemens démocratiques ; ils n’assument que des responsabilités collectives. Aussi peuvent-ils accomplir de redoutables besognes, dont personne n’oserait se charger à leur place, et on les voit dans les heures difficiles montrer cette résolution à toute épreuve qui est le partage des gouvernemens anonymes.

On est bien placé pour défendre l’ordre social quand on ne combat ses ennemis ni au nom d’une famille, ni au nom d’un prince, mais au nom de la loi. C’est une grande force que de représenter, non des intérêts privés et des ambitions personnelles, mais la volonté de toute une nation. A ceux qui lui disent : Qui êtes-vous pour nous résister ? — un gouvernement démocratique peut répondre : Je ne suis personne, car je suis tout le monde, je suis la société, je suis le salut public. Au mois de février 1873, M. Thiers nous parlait un soir à Versailles des grèves orageuses qui venaient d’éclater dans le département du Nord et qu’il