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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 40.djvu/219

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avait facilement réprimées. Il nous disait : « On me reproche de ne rien oublier et de ne rien apprendre. J’ai appris pourtant quelque chose dans ma vieillesse, j’ai découvert la puissance magique attachée au mot de république. J’ai servi un roi, et quand j’étais président de son conseil, je ne me suis jamais senti aussi fort que je le suis aujourd’hui. » Il ajoutait : « J’ai dit aux ouvriers grévistes que je n’entendais pas les obliger à travailler, mais que je leur défendais de faire des attroupemens dans la rue, à quoi ils ont répondu que la rue était à tout le monde. — Vous avez raison, leur ai-je répliqué ; elle est aussi à moi, et je m’y promène avec vingt mille hommes. »

Le gouvernement démocratique est tour à tour et, selon les cas, le plus fort ou le plus faible de tous. Si dans les temps de crise il peut tout oser impunément, dans l’habitude de la vie il a plus de peine qu’un autre à avoir une volonté et à la faire prévaloir. Il est très fort à l’égard de ses ennemis, et rien ne lui est plus facile que de réprimer leurs menées quand elles lui paraissent dangereuses. En revanche, il a des faiblesses fâcheuses à l’égard de ses amis, auxquels il est incapable de rien refuser. Le gouvernement n’est fort que dans les pays où l’opinion publique est toujours vigilante, toujours prête à rappeler à ses mandataires qu’ils sont chargés de faire ses affaires et non celles d’un parti, toujours empressée aies avertir avant qu’ils aient commis, une de ces fautes qui ne se réparent point. Or dans les démocraties plus qu’ailleurs l’opinion n’a qu’une vigilance intermittente, elle est sujette à de pesans sommeils interrompus par des réveils subits. Nulle part le gouvernement n’est plus libre de faire des fautes qui l’affaiblissent et de dégénérer en gouvernement de parti. Il s’aperçoit que la nation est souvent absente et que ses amis sont toujours là ; il ne s’occupe que de les satisfaire, de leur être agréable, de leur procurer de grands et de petits plaisirs, oubliant qu’on se trouve toujours mal de trop obliger ses amis et que les gouvernemens de parti n’ont jamais une assiette ferme et solide.

Le grand Frédéric, qui avait chargé Sulzer de la direction de l’enseignement primaire en Silésie, lui demandait un jour des nouvelles de ses écoles. « Elles marchent bien mieux, lui répondit ce naïf philosophe, depuis que nos instituteurs se sont instruits à l’école de Rousseau et ont adopté le principe que l’homme est naturellement bon. — Ah ! mon cher Sulzer, s’écria le roi, vous ne connaissez pas encore assez cette maudite engeance à laquelle nous appartenons, vous et moi. » L’un des caractères de cette maudite engeance à laquelle nous appartenons aussi bien que Sulzer et que le grand Frédéric, c’est qu’elle a peu de goût pour les avantages qui sont communs à tous et qu’elle n’attache de prix qu’aux droits qui sont des privilèges. Dans les pays de suffrage universel, il arrive trop souvent que la partie la plus éclairée et la plus honnête de la nation se désintéresse des affaires