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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 40.djvu/278

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REVUE DES DEUX MONDES.

quelle partie de son territoire on trouverait encore à l’état natif la race latine dont les Allemands, dans l’intérêt de leur théorie conquérante, la prétendent entièrement peuplée, il s’est produit une évolution tout inverse. Du mélange des races et de la puissante unité des institutions est née chez elle une nation singulièrement sensible, élastique et nerveuse, présentant tous les caractères d’un organisme supérieur, dont chaque fraction concourt et est indispensable à l’harmonie de l’ensemble. Aussi, quand un vainqueur, habitué à tailler dans le vif, a cru tout simple de l’amputer de deux de ses provinces, il n’a pu empêcher qu’elle n’éprouve ce phénomène physiologique qui, par une illusion des sens, reporte la sensation de la douleur jusqu’à l’extrémité du membre qui n’est plus. La France est aujourd’hui comparable à l’invalide qui croit sentir des rhumatismes dans sa jambe de bois. La moindre brume à l’horizon politique reportera toujours tout d’abord sa pensée vers l’Alsace-Lorraine, lors même qu’aux jours de calme elle paraîtrait l’oublier. L’une a besoin de l’autre ; car, de part et d’autre, tout a été atteint et lésé par le déchirement.

L’Alsace-Lorraine en particulier a besoin de la France : sans elle, on ne l’a que trop vu depuis, elle languit et déchoit, et les autonomistes se font de singulières illusions quand ils s’imaginent qu’il suffirait qu’ils fussent au pouvoir pour qu’il en fût autrement. L’Alsace est justement un de ces groupes allemands qui « se sont réalisés hors d’eux-mêmes ». Aux qualités plus solides que brillantes que l’Alsacien tire de son origine germanique, l’influence française a infusé ce quelque chose qu’on nomme le savoir-faire, que les Allemands soupçonnent à peine et qui est, chez l’être destiné à vivre en société, l’art de mettre en valeur les dons naturels ou acquis et de leur donner cours dans le commerce de la vie. Cela s’appelle, selon les circonstances, tour de main, entregent, adresse, habileté et même coquetterie. La population alsacienne, que son naturel non moins que son plantureux pays tendent à rendre un peu indolente et lourde, sentait bien les heureux effets de cette forme de l’influence française, qui la stimulait et la forçait à s’ingénier ; elle s’en rend compte mieux encore depuis que cette influence a cessé. Je n’en veux pour preuve que l’opinion des filles à marier, dont le chiffre a tant grossi en Alsace-Lorraine depuis que la jeunesse masculine a pris l’habitude d’émigrer : autant les villageoises étaient naguère ardentes à se disputer les jeunes rustauds que le régiment français avait débrouillés, autant maintenant les séductions des prétendans qui ont été se façonner outre Rhin à la raideur pédantesque de l’Allemand les laissent indifférentes et dédaigneuses.

Il faut que les Allemands en prennent leur parti et corrigent sur